- Dans un théâtre, hiver 1995
C’est une après-midi d’hiver dans un théâtre de province. On a donné la pièce «Violences à Vichy ». Dans le bar – décor des années soixante-dix, espace vide, carrelages au sol, tables nues de bistrot et souvenir d’un rideau écarlate garnissant le comptoir en bois – le metteur en scène rencontre un groupe de lycéens.
Au milieu des années quatre-vingt dix, la guerre en ex-Yougoslavie concentre toute l’actualité. Chaque soir, la chaîne de télévision Arte diffuse « Une minute pour Sarajevo ». Au Parlement européen, on voit Michel Piccoli s’ériger, s’indigner et crier, hurler sa honte pour Sarajevo.
Nous sommes venus voir « Violences à Vichy » parce que nous avons le projet de porter à la scène les textes de Charlotte Delbo qui fut déportée à Auschwitz. De la pièce qui s’est donnée cet après-midi-là dans le théâtre de province, je n’ai pas de souvenir précis, si ce n’est le rappel sonore d’un acteur qui prononçait de manière répétée le nom de Philippe P et à chaque fois, le P sonnait comme un pet ou un postillon se prolongeant en pp, un pétard avorté, un son étouffé. « Violences à Vichy » était un texte politique important, à l’instar de ce qui se donnait au théâtre au milieu des années quatre-vingt dix. Il faisait écho, à la manière française, aux textes de Heiner Müller le dramaturge est-allemand à l’écriture elliptique, foudroyante. Héritier de Bertold Brecht, après la Seconde guerre mondiale, Müller avait fait le choix de rester de ce côté-là de l’Allemagne, à l’Est.
Un monde aujourd’hui disparu.
Cette après-midi là, le metteur en scène rencontre donc les lycéens et répond à leurs questions. On nous propose d’assister à leur discussion. Et tout à coup, de manière impromptue, le metteur en scène vient à évoquer un livre paru il y a quelques semaines, et il insiste sur le titre : « L’écriture ou la vie ». Il parle de l’auteur qui, jeune-homme de pas même vingt ans fut déporté à Buchenwald en septembre 1943. Il évoque le retour à la vie, le retour à Paris du jeune-homme alors âgé d’un peu plus de vingt ans. Il conte l’extraordinaire explosion de vie qui saisit le jeune-homme lors de son retour à Paris l’été 1945, l’intense sentiment de jeunesse qui s’empara de lui. Il décrit l’étourdissante sexualité de toute cette jeunesse qui sortait, dansait, faisait la fête toute la nuit dans l’après guerre et le dilemme dans lequel se trouva le jeune-homme lors de son retour car il voulait écrire sur ce qu’il avait vécu durant les trois années passées à Buchenwald. Il voulait écrire mais il ne pouvait pas:
– J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite m’enfonçait la tête sous l’eau comme si j’étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo à Auxerre.
Cette après-midi là dans un théâtre de province, le metteur en scène de «Violences à Vichy », évoque l’incident, mais c’était plus qu’un incident, c’était à proprement parler un accident dans lequel le jeune-homme déporté à Buchenwald, de retour à Paris, avait failli laisser sa vie. Un banal accident de train survenu le 5 août 1945, la veille de l’explosion d’Hisroshima. Une chute insignifiante à la descente d’un train de banlieue, sur le ballast d’une voie ferrée. Un évanouissement. Et comment , le jeune-homme comprit alors qu’il lui faudrait choisir entre l’écriture ou la vie. Et que pour vivre il fallait oublier:
– Mais je ne sortais pas du sommeil, je sortais du néant.
2. Buchenwald, août 1995
L’Allemagne de l’Est n’est plus depuis sept années. Un pays disparu. Sept années d’effacement des frontières et de tout ce qui faisait la différence entre les deux mondes.
Eté 1995. Nous décidons de nous rendre à Buchenwald. A Weimar et à Buchenwald, le sommet du raffinement littéraire et la pointe la plus aigüe de l’horreur. Pour ce faire, nous entamons une traversée en voiture de l’ex-Allemagne de l’Est. Chambres chez l’habitant couvertes de moquettes défraîchies où l’on se réveille le matin en toussant. Vieilles Trabant encore en usage, certaines déjà perdues au milieu des champs ou au bord des routes mais pas encore devenues objets de musée. Regards parfois soupçonneux de nos hôtes en réponse à nos questions trop indiscrètes sur leur vie d’avant. Herbes sauvages au coin d’une rue dont on imagine que bientôt elle sera lisse et refaite et que toute sauvagerie aura disparu. Grues gigantesques et toutes sortes d’engins mécaniques monstrueux qui contribuent à la reconstruction et à l’effacement. Parfois, au détour d’un chemin de campagne, le surgissement de vastes cités au milieu des champs, avec des tours d’immeubles tristes, encore habitées, ou des barres moins élevées mais tout aussi tristes. A Dresde, la découverte d’une ville éventrée dont les plaies sont restées béantes depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, on se demande pourquoi et à quelle fin, si ce n’est de contraindre le souvenir, avec, à l’intérieur de la cathédrale de grands panneaux qui proposent de participer au financement de la reconstruction de l’édifice.
Nous avions lu « L’écriture ou la vie » et nous voulions voir Weimar et Buchenwald, les deux. Voir ce qui restait du chêne de Goethe, puisque les Nazis avaient bâti le camp de concentration sur l’Ettersberg, la colline plantée d’une forêt où Goethe s’était promené deux siècles auparavant avec son ami Eckerman, ballades qui avaient donné lieu aux fameuses « Conversations avec Eckerman ». Nous voulions voir ce qui restait de ce que l’auteur avait décrit dans son livre « L’écriture et la vie » ainsi que dans ses autres romans. C’est la littérature, les livres et l’écriture qui nous menaient à Buchenwald.
Nous avions visité le camp – il m’en reste peu de souvenirs qui se mêlent aujourd’hui à toutes les images vues depuis, photographies ou films. De longs baraquements de bois sur une place déserte, un monument à la gloire soviétique, la souche de l’arbre de Goethe. C’était l’été, mais tout était triste et vide. Nous avions visité le camp et aussi la maison de Schiller et j’ai le souvenir de ces pièces en enfilade, d’une perspective de pièces carrées, rectangulaires, peintes dans des couleurs pastels comme dans certains tableaux du peintre danois Hammershoi
Fin de journée , nous nous étions retrouvés sur la grand-place de Weimar. Ambiance d’été, atmosphère de festival, Buchenwald s’était effacé, l’Allemagne de l’Est aussi. Nous nous retrouvions comme dans n’importe quelle ville du Nord en été. Nous étions entrés dans la librairie sur la place de Weimar, nous avions erré entre les livres et nous avions aperçu sur les tables la traduction allemande de « L’écriture ou la vie ». Au moment où nous sortions, tout à coup je le vis, l’auteur, avec sa chevelure blanche, sa crinière blanche, son visage aux traits marqués, anguleux. Il était assis sur un banc face à l’entrée de la librairie, une femme à ses côtés. Il avait le coude posé sur le dossier du banc, il devisait tranquillement avec la femme assise à côté de lui. Les yeux plissés, vifs, le corps prêt à bondir. Je m’approchai alors de lui et le remerciai:
– C’est votre livre qui nous a conduits ici.
Il me gratifia d’un sourire et de sa voix rauque où traînait un vague accent espagnol, il me remercia à son tour.
3. Paris, automne 2002
Le temps avait passé, plus que le temps, des années.
Sept ans plus tard, je suis à Paris avec un ami. Un week-end de novembre, un dimanche gris et pluvieux, la ville est triste et vide. Avec mon ami, nous décidons de traverser le quartier de Montparnasse où nous logeons, non loin de la rue de Vaugirard. Je raconte ce que l’auteur a écrit à propos de la rue de Vaugirard et de cette rencontre qu’il fit peu avant sa déportation avec une femme poursuivie:
– On aurait dit qu’elle cherchait une réponse urgente à quelque question, essentielle dans les yeux des passants.
Elle avait des cheveux noirs, elle avançait d’une marche harassée, elle adressait sa question muette aux passants qu’elle croisait, elle lui avait demandé, et elle avait un accent slave, où était la Gare de Montparnasse. Il l’avait accompagnée jusqu’à la porte d’une maison amie où elle pourrait se reposer:
– J’avais le coeur mort, le coeur, tout le reste. J’étais toute morte à l’intérieur.
Et comment des années plus tard, à la fin de la guerre, à l’issue d’une nuit de fête sans sommeil, l’auteur s’était réfugié, à l’aube, dans le jardin d’une maison amie et comment tout à coup, à l’aube cette femme lui était réapparue. Elle était allongée sur un transat dans le jardin:
– Elle était dans le jardin de la maison de Saint-Prix des années après le retour de ce voyage et j’ai trouvé tout naturel de la voir, subitement, dans le soleil frileux d’un début de printemps.
Il avait saisi son poignet blanc, avait retourné le bras, avait caressé du doigt la peau fine et blanche, le numéro tatoué à l’encre bleue pâle:
– Je me demandais, lui dis-je, si vous aviez fait, finalement, ce voyage.
Ce dimanche gris de novembre, an marchant dans le quartier de Montparnasse, je raconte à mon ami ce que l’auteur a écrit à propos des deux rencontres, l’une au début de la guerre, l’autre quand celle-ci fut finie. Je raconte aussi notre rencontre avec l’auteur à Weimar alors même que son livre, « L’écriture et la vie » nous avait entraînés à faire le voyage.
Quelques heures plus tard, nous arrivons dans le quartier de Saint-Germain et nous entrons au Café de Flore. Il est à peu près midi et le café est bondé. Nous entrons tout mouillés par la pluie fine de novembre et, au moment où nous faisons glisser bonnets et capuches, quand du regard je balaie la salle afin de repérer une table où nous pourrons nous asseoir, je l’aperçois, l’auteur à la chevelure en crinière blanche. Il est assis avec quelques amis, ils s’apprêtent à déjeuner, ils devisent tranquillement, joyeusement.
Face à eux des verres emplis d’une couleur dorée.
Vertu de l’oubli. Ecrire pour oublier, cela va tellement à l’encotre des idées reçues.
Rattacher l’oubli à l’écriture c’est se souvenir de l’étymologie : Le français « oublier » emprunte au latin son « obliviscor » lequel provient du verbe « lino » qui signifie « enduire » et par extension « raturer », en écrasant la cire avec l’autre bout du stylet. L’opération concrète est doublement en rapport avec l’écriture, celle des tablettes de cire, qui d’un même instrument inscrit ou efface ce que l’on veut communiquer à son interlocuteur. Le sujet s’affirme mais l’objet s’efface.
En revanche, l’italien emprunte aussi au latin avec ce « dimenticare » voisin de « demens » qui désigne celui qui a perdu l’esprit. La pâte est plus fragile, peut-être plus abstraite aussi. Celui qui oublie n’est-il alors que celui qui a perdu l’esprit ou bien comme le souligne l’emploi du pronom réfléchi celui qui s’est lui-même exclu de sa propre pensée. « Mi sono dimenticato di… » l’objet de la pensée est bien là puisque formulé dans le complément indirect. Mais le sujet disparait.
Merci Christian, pour cette belle et sensible réflexion et l’étymologie de l’oubli. J’aime beaucoup l’image de la cire et du stylet, l’enduit de la mémoire. « Mi sono dimenticato »: je me suis donc démenti, traduction littérale? Disparition ou dissolution du sujet dans l’écrit?
Pour Jorge Semprun, à l’âge de vingt ans, revenu des camps, le dilemme était simple: écrire… ou vivre… Il lui a fallu longtemps et quelques livres (dont L’évanouissement publié en 1967, près de trente ans avant L’écriture ou la vie) pour y venir, y revenir…
Je remercie aussi au passage, François Bon, qui par ses formidables consignes nous permet de revisiter nos Inattendus…