L’été nous allions à Saint-Bonnet à une vingtaine de kilomètres de La Grave. La question de savoir pourquoi nous allions si loin ne se posait pas. L’allée des Soupirs au bord du Cher où il était aussi possible de se baigner n’était qu’à deux pas mais n’intéressait pas le père. C’est longtemps après que j’ai cherché une raison à la répétition de ces petites expéditions qui se déroulaient toujours le dimanche et par beau temps. Je crois que c’est parce qu’il avait passé là-bas une partie de son enfance. Il en parla peu.
Ce devait être durant une période sombre où , depuis Paris, on l’avait expédié chez les grands parents dans le Bourbonnais, Charles Brunet l’instituteur et son épouse dont je ne sais plus le prénom, d’ailleurs l’ai-je jamais su, elle fut toujours évoquée comme acariâtre et aveugle, ou encore la nommait-on avec un mélange de crainte et de respect : la mère Picard.
Son époux instruit était déjà allé se battre au bout du monde durant la Grande Guerre, dans le détroit des Dardanelles. Enseignait-il encore entre 39 et 45 ? avait-il été exempté suites aux dommages pulmonaires occasionnés par les gaz, ou bien vagabondait-il comme soldat à nouveau aux côtés d’une armée en déroute ? Peut-être même se battait-il dans un maquis, ou encore avait-il collaboré avec l’ennemi comme certains autres que l’on montrait encore du doigt ici dans le quartier; aussi étrange cela fut-il de se poser ces questions nous nous les posions mon frère et moi; mais nous n’eûmes jamais de réponse digne de cette appellation. Le peu de récits que nous glanions alors s’entourait aussitôt d’une aura de silence et de mystère. Sans doute est-ce pour cela que je les ai conservés en mémoire comme des braises susceptibles de rallumer un feu, ou des petits cailloux pour retrouver son chemin. La rareté précieuse des péripéties familiales et guerrières rapportées au hasard des conversations, souvent lors du repas du dimanche en famille, ces souvenirs qui surgissaient soudain des êtres ayant traversés cette « drôle de guerre », puis plus tard les événements d’Algérie -la guerre- pour employer son terme générique seront restés aussi intacts que de vieilles photographies en noir et blanc protégées par du papier cristal dans le pêle-mêle d’un grenier.
De cette époque où il s’était occupé de mon père enfant , Charles Brunet conservait une photographie qu’il avait faite encadrée et qui était accrochée sur l’un des murs de son salon. Pièce qui, lorsque je le connu, n’était plus utilisée qu’à de très rares occasions. En juillet 1969, l’année de mes neufs ans, il me semble que je découvris soudain cette pièce pour la première fois comme sans doute bon nombre de voisins venus assister ici au premier pas de l’homme sur la lune sur le seul récepteur télé noir et blanc à des kilomètres alentour. Mais sinon mon aïeul, veuf depuis bien avant ma naissance, restait la plupart du temps dans sa cuisine. Il s’occupait à faire des mots croisés. Dans ce souvenir de la maison familiale, de ces dimanche d’été où nous partions à Saint-Bonnet peu de temps après la mort de Charles Brunet, la photographie de ce gamin aux cheveux mi-longs et bouclés, vêtu d’une blouse, rivalise en puissance évocatrice avec l’image surexposée de Neil Amstrong foulant le sol lunaire et les ombres épaisses des prunus du jardin.
Cet exercice d’écrire à propos d’un tout petit voyageque l’on répète régulièrement, j’ai décidé de prendre mon temps pour y penser, pour bien choisir lequel parmi tous mes voyages, lequel me relierait le plus à l’aujourd’hui, l’expliquerait peut-être. Apaiserait quelque chose d’encore si douloureux et qui me ronge.
C’est tout naturellement que le mot Saint-Bonnet est revenu accompagné de souvenirs et d’émotions anciennes et que j’ai dû m’arrêter plusieurs fois au cours de l’écriture pour ne pas me laisser totalement submerger par les émotions.
C’est la mère qui s’occupe de toute la logistique lorsque le père décide d’aller à Saint-Bonnet. Il a juste à dire aller on va à Saint-Bonnet pour qu’elle s’occupe de tout le reste. Le pique-nique, les serviettes de bain, la crème solaire, tout. Pendant ce temps le père cure sa pipe, lit un peu le journal, remplit de nouveau celle-ci de tabac, la rallume et tout à coup comme s’il devinait le moment propice il dit on y va. Et bien sûr qu’ à ce moment précis tout doit être prêt.
Ces deux hommes le père et le père de mon père, mon grand-père Robert, furent de très gros fumeurs ; je crois comprendre aujourd’hui qu’ils ne faisaient que cela la plupart du temps lorsqu’ils ne travaillaient pas à l’extérieur. Je peux les revoir avec une netteté incroyable soudain alors que je viens moi-même d’arrêter de fumer depuis quelques jours. Je tousse beaucoup trop et souvent; ma respiration est devenue caverneuse. De gros fumeurs obstinés donc dont j’ai emprunté par mimétisme , par éducation la manie. Ils sont là désormais quand je les vois à s’entourer perpétuellement d’un nuage dense de fumée; et je ne sais si c’est par peur de leur propre vulnérabilité, par protection, ou pour essayer de s’isoler à l’intérieur même de leur maison, pour tenter de conserver un je ne sais quoi d’espace privé.
C’est comme un voyage, il y a le moment de l’ embarquement, tout le monde est à la manœuvre. Mon frère aide à porter le panier d’osier chargé de sandwichs, la mère le sac de plage, le père s’assoit dans l’habitacle de la Simca 1000 et met le contact en allumant la radio. Quand à moi il me revient d’aller ouvrir le portail, de surveiller la route pour aider à guider la voiture durant la marche arrière en donnant quelques indications sur le risque venant du bourg. Une fois la voiture rangée sur le talus, il faut refermer le portail et grimper dans le véhicule comme un corsaire qui viendrait un peu ivre de larguer les amarres pour partir à l’aventure. Le père redémarre en trombe sitôt la portière refermée.
Malgré l’élan la Simca 1000 peine à grimper la route du Cluzeau, Le père retrograde plusieurs fois en seconde pour l’y aider puis, une fois sur le plateau, il ouvre la vitre conducteur, allume sa pipe et la mère une Benson and Hedges. Les deux fument et nous les gosses toussons en chœur mais ça ne gâtera pas la journée, loin de là.
L’étang de Saint-Bonnet demeure comme l’un des plus beaux souvenirs de cette enfance passée à la Grave. Nous y sommes désormais réunis presque nus et nous jouons tous ensemble pendant un moment, il y a des châtaignes d’eau qui flottent dont il faut se méfier des pointes en étoiles.
Nous y sommes désormais réunis au présent de l’indicatif, devant l’étang, sur le bord et dedans. De l’écrire je ne sais si cela me ramène à ma propre origine ou à une origine rêvée, fantasmée, ce fameux paradis où l’ on ignore tout de la nudité comme du mensonge du paraître.
Puis le père dit qu’il va nager, on le voit entrer dans l’eau, l’étang l’absorbe lentement mais tout entier; il nage lentement presque sans aucun bruit comme s’il retrouvait des gestes, des habitudes anciennes. Puis au fur et à mesure qu’il s’éloigne de nous son crâne à la surface des eaux diminue à l’horizon; on ne le voit presque plus. Il disparaît, nous nous retrouvons alors comme en semaine ma mère mon frère et moi. Je ne sais ce qui fait nager ainsi le père au loin. Évidemment on pouvait penser au travail, à l’argent mais ici un dimanche cela ne peut pas vraiment s’expliquer ainsi. C’est comme s’il avait besoin de s’enfoncer dans l’étang comme dans la solitude tout en sachant que nous sommes tout de même là, sur la berge, à attendre son retour. Je ne sais pas suffisamment bien nager pour pouvoir l’accompagner. J’en éprouve une sensation confuse. J’aimerais qu’il reste auprès de nous et en même temps je l’envie de pouvoir s’écarter, se détacher de nous ainsi.
Ce voyage vers Saint-Bonnet je ne sais combien de fois je l’ai refait et à bien des périodes de ma vie. A chaque fois que je reviens dans la région je me retrouve toujours à un moment où l’autre dans ce quartier de la Grave, je ralentis en passant devant la maison familiale qui appartient à des étrangers aujourd’hui. Et à chaque fois ce sentiment de perte, de vide en passant, et à chaque fois l’œil cherche un nouvel appui et bifurque vers la côte du Cluzeau. Elle m’attire et je dois la gravir encore et toujours, invariablement. Suivant les types de véhicules que je conduis je n’ai pas toujours besoin de rétrograder en seconde. Mais j’éprouve toujours la même sensation en arrivant là haut; toujours cette même bouffée d’oxygène, prête à faire éclater les poumons d’emotion lorsque l’espace immense du ciel se confond avec celui tout aussi immense de la terre. Je roule encore un peu en empruntant la départementale qui file vers le nord- ouest à la hauteur de Hérisson et dont on aperçoit d’ici les ruines du château puis j’arrive au pont qui enjambe l’Aumance .
J’aime m’arrêter là toujours un moment, le temps d’une cigarette, descendre du véhicule et respirer l’atmosphère Nous venions ici à la pêche mon père et moi parfois bien avant l’aube. Je plonge mon regard dans le courant pour le scruter en quête de vieux fantômes puis je me redresse et j’observe la vaste étendue tout autour Il y a des champs à perte de vue avec des cultures qui varient suivant l’époque où je viens ici , parfois le jaune du colza, d’autres fois le vert tendre des luzernes ou l’or vieux des blés mûrs. Le regard s’élance le plus loin qu’il peut jusqu’aux collines lointaines et ne s’arrête que lorsqu’il repère les prémices de la forêt de Tronçais.
Quelques jours après que l’on m’eut offert mon premier vélo, un Mercier rouge de course, j’en profite pour faire une fugue et me rendre seul à Saint-Bonnet. Je ne me souviens plus des raisons ni de l’urgence qui me poussent à pédaler jusque là-bas. Sans doute parce que ce lieu représente symboliquement une autre version de notre famille , de ce qu’elle est au quotidien. Un lieu paisible avec du bleu dans le ciel une vision grande ouverte sur une étendue vaste. Rien n’y gène la vue. Alors que cet étang se trouve au milieu d’une forêt dense celle des fortifications, des remparts de Vauban et Colbert, ses chênes séculaires ayant connu le temps de Louis XIV. N’est-ce pas aussi un paradoxe de voir surgir soudain l’étang de Saint-Bonnet, ce diamant serti par la forêt entière, cette éblouissante et immense trouée entourée de pénombre. Un rêve au milieu de la nuit, un moment de paix au milieu des guerres perpétuelles. Un bon souvenir au milieu de tant de mauvais.
J’écris ce petit texte en mars après avoir traversé février non sans difficulté. Ma mère est décédé en février 2001 et mon père en mars 2013 autant dire que ces deux mois , et bien que souvent je veuille m’en défendre lorsque mon épouse me le rappelle, sont des lieux , des espaces de deuil. Et plus je vieillis plus ces deuils deviennent douloureux, dans le sens où nul ne pourra jamais plus combler les points de suspension, les vides à l’intérieur de ce carnet. Ces deux mois sont devenus plus difficiles qu’avant durant cette période de l’année, sans doute encore plus difficiles cette année alors que j’ai vraiment décidé d’arrêter de fumer.
Les odeurs du matin ici dans cette autre campagne, me reviennent, chaque jour un peu plus accessibles alors que je pense avoir voulu les étouffer longtemps, toute une vie. Et c’est une émotion tellement forte que l’on ne voudrait jamais montrer, que l’on masque derrière un nuage d’encre ou de fumée parce que l’on imagine que si on s’y attarde un seul instant elle nous fera exploser tout simplement, comme éclate un bourgeon précoce au printemps, un bourgeon trop impatient d’atteindre l’été.
Merci pour ce texte. Beaucoup d’émotion à vous lire.
Je viens de lire votre Tout petit voyage. Je suis touchée. Merci.