L’avion de Paris arrive à 16 h15, mais le temps des formalités c’est déjà la nuit. Les embouteillages sur la rocade : longue file de feux arrière rouges qu’on suit au ralenti, longue file de feux avant blancs qui viennent en face. la tiédeur humide et douce, partout des chants, grenouilles, grillons qui accompagnent la nuit dès qu’elle tombe. En passant carrefour Dillon, l’odeur de boucané. On s’arrête dans une station-service pour acheter de quoi manger. On ne voit rien de la ville, de masses sombres et des lumières jusque loin sur les hauteurs. Habitations éclairées, feux de signalisation, enseignes lumineuses; sous les lampadaires des palmes se balancent. Beaucoup de lumières, beaucoup de monde, pas de klaxons. Des serpents de lumière qui grimpent vers des collines qu’on ne voit pas. Et cette rocade qui monte et descend, roule et s’enroule, sinue en courbes douces entre les murs de protection, passe sous de tunnels, des ponts, ressort et montre la mer, sombre, vide avec juste quelques points lumineux qui clignotent. L’immeuble donne sur la plage de Schœlcher. Sur le sable, des barques retournées, entre lesquelles on peut se faufiler pieds nus jusqu’à l’eau; elle est tiède et calme, flue et reflue doucement. Tout est balancement. Tout est bercement infiniment bienveillant. Je reconnais la douce familiarité de ce lieu. C’est elle, cette baie entourée de collines c’est elle la plage de notre enfance, c’est pour ça que tu as choisi de vivre ici. Rien n’a changé,jusqu’à l’appartement au premier étage et ce balcon sur lequel tu dors lorsque la chaleur est trop lourde. Leslie et Genviève mère et fille m’emmèneront demain à la Savane voir le socle de la statue de Joséphine. J’aime en voyageant plonger dans l’histoire. Ça me fait rêver. Née Tascher de la Pagerie à Trois Ilets, devenue impératrice, ce n’est pas une histoire banale. Encore tellement vivante pour qu’on prenne la peine de la décapiter, puis de la déboulonner et de marteler les lettres de son nom.
C »est une ville où d’Europe on n’arrive que de nuit. On en garde pour toujours l’image émerveillée d’une ville parfaite, d’un cœur dense qui bat autour de l’immensité sombre de l’océan, d’un cœur qui irrigue de vaisseaux de lumière les collines alentour et la plaine côtière. Hautes tours lumineuses au centre qui s’amenuisent en foyers lumineux plus restreints, moins élevés, mais encore denses pour finir en tout petits lumignons nichés solitaires dans les montagnes. Mieux qu’en plein jour, ces traces lumineuses indiquent les reliefs et l’adaptation de l’urbanisme au creux et aux plats. Dès qu’on arrive, des centaines d’amis se signalent automatiquement sur les réseaux sociaux pour accueillir le voyageur et proposer leurs services ou leur fraternité. On peut choisir, on ne se sent jamais seul ou étranger. J’accepte Marita qui réceptionnera ma valise et me conduira à l’appartement. Puis c’est le tour de Juan qui propose qu’on se retrouve dans un bar. Je dis demain, ce soir je suis trop fatiguée. Leslie et Geneviève me donnent rendez-vous à la marina de la Savane, on ira ensuite se baigner. Un compteur indique combien de contacts on accepte, il en faut au moins dix pour un séjour d’une semaine. Il affichera plus tard ceux qui auront donné lieu à un contact IRL, ceux qui sont restés virtuels, ceux qui ont donné lieu à échange monétaire et même ceux qui sont allés jusqu’à des relations intimes. Après on recevra un badge. ce badge du voyage, c’est toujours une découverte, un vrai souvenir émouvant. Je ne coche pas l’option vidéo automatique des rencontres, car je trouve que les éclairages sont rarement flatteurs. À l’université on m’a fait lire des récits de voyageurs d’autrefois qui arrivaient en pays inconnu avec pour seul bagage leur imaginaire et leurs souvenirs. Quel monde effroyable de solitude c’était ! Le professeur avait expliqué qu’à l’époque certains voyageaient même avec des livres pour se mettre dans les pas de leurs auteurs . Incroyable et morbide quelque part! Pourquoi ça me revient cette histoire ? Oui, Juan m’avait dit que du bar on pourrait voir le socle de la statue de Joséphine et qu’il me raconterait. J’avais répondu que je ne connaissais pas cette Joséphine. En fait, au dernier moment, il s’est excusé et il n’est pas venu. Ça arrive.
« un cœur dense qui bat autour de l’immensité sombre de l’océan » une de celles qui me plaisent énormément.
Merci Cécile.