Je désapprouve, mais je comprends qu’on ne puisse plus désormais voyager sereinement sans disposer d’un jet privé. Je ne parle pas de vols directs Paris-Melbourne quand on habite Paris et qu’il suffit de trouver un taxi qui arrive à l’heure ou de parvenir à monter dans le RER B, non, je pense, à de vrais voyages avec escales, changements d’heure et de destination, de moyens de transport. Je connais des gens qui avec un téléphone portable et le wifi de l’aéroport savent déployer de vraies compétences de voyagistes et trouver sans peine des alternatives à leur vol raté, comparer les propositions, choisir, réserver et payer, trouver les trains, les bus, les gares, les stations, le plan de la ville, ce qu’il faut visiter, les temps de transport et s’y rendre comme je me rends au café du coin, pourvu que leur batterie soit chargée.
Je suis en transit à Amsterdam, j’ai raté mon vol, pas vu que la porte d’embarquement avait changé, pas entendu les annonces. Il n’y a pas d’autre vol avant demain. Si seulement j’étais une grande voyageuse, capable d’en profiter pour aller visiter Amsterdam, voir la mer ou les canaux, la ronde de nuit ou mieux rester dans l’aéroport, le voir se vider, me cacher. J’ai lu un livre comme ça d’une femme qui se cache dans un aéroport comment s’appelle-t-il déjà, fait des rencontres, Terminal des rêves cela pourrait s’appeler, mais ce n’est pas ça.
Il y a longtemps l’excitation du voyage, c’était de découvrir le nouveau, l’autre, le différent, on s’y préparait, on l’imaginait, on le rêvait . On était conduit à l’aéroport par sa grand-mère, on s’émerveillait de voir apparaître la silhouette toute ronde de Roissy après les grands cèdres de l’autoroute. On avait lu des livres sur les rapatriés d’Inde, la décompensation du voyageur vers l’Inde, cauchemar des ambassades, rapatriement sanitaire en vue. On partait vers l’inconnu qui faisait peur et envie. C’était le temps de l’antivoyage.
Non ce n’est pas ça. Qu’est-ce que c’est bête de rater un vol, pas grave, il y a plus grave dans la vie, pas grave mais coûteux et rageant, et que faire en attendant, trouver un lieu hospitalier au milieu des amoncellements de bulbes de tulipes et de jacinthes et le meules d’Edam et de Mimolette. Je choisis la librairie, lire Annie Ernaux en anglais pourquoi pas, Nobel Prize 2023, The return to origins, c’est lequel, je l’ai déjà lu en français ça devrait aller.
Autrefois, on parlait avec les autres voyageurs, demander son chemin, faire un bout de conversation en attendant la diligence, patienter, s’inquiéter des retards, de l’état de la route et des risques des grands chemins. Voyager comme Madame de Sévigné allant voir sa fille à Grignan, prendre le coche d’eau sur le Rhône et le raconter. Des voyages qui étaient matière à récit, ou Simenon sur le Rhône, c’était abominablement long, mais ils avaient le temps. Et comme disent les sages ce qui importe dans le voyage ce n’est pas la destination, mais le chemin. On me prive de chemin.
Ça ne va pas du tout. Dans le centre de méditation , pas question de parler, c’est vide et froid et ça sent mauvais, les pieds peut-être, il faut se déchausser. Plutôt l’infirmerie où je pourrais raconter mes malheurs, mes angoisses, mendier un anxiolytique qui me fera dormir. Tout d’un coup, je m’inquiète pour mon bagage, où est-il tout seul, qu’en fera-t-on, combien de temps tournera-t-il sur le tapis avec des chiens pour le renifler ? Heureusement, je n’ai pas d’ animal en soute. Il convient désormais de n’avoir qu’un bagage à main, voyager léger, c’est la base pour ne pas angoisser (pas payer non plus). Ma batterie est si faible qu’il me faut trouver rapidement une prise. Le chargeur est dans ma valise. Je rachète un chargeur et tant qu’à faire une prise Europe-Amérique du Nord, lui aussi est dans ma valise. Je regarde les laveurs de vitres, les techniciens et techniciennes de surfaces sur leurs machines qui glissent comme des palais sur la glace. Les toilettes inaccessibles, en maintenance. C’est là que mon voyage commence.