Il fallait se hisser avec l’aide des parents jusqu’aux marchepieds. Puis tenant ferme la rambarde accéder à la plateforme. Près du soufflet qui reliait les deux wagons une odeur faite de remugle de toilettes et d’effluves de fumée (tabac ? charbon ?) vous accueillait. Rien de repoussant pourtant, la respiration suspendue et peu à peu se familiarisant avec cette odeur spécifique de voyage, juste au bord de l’écœurement et de l’excitation, bientôt ce sera la mer, mais il faudra d’abord franchir la nuit, suspendu, comme en apesanteur dans le compartiment point fixe au milieu de l’espace qui s’enfuit et se transforme par la magie du sommeil.
Sur les parois au-dessus des banquettes où vont s’installer parents, frère et sœur, des petits cadres aux bordures chromées enchâssent des clichés en noir et blanc : crique dont le gris translucide aux reflets scintillants évoque le mouvement des flots, clocher aux parements de briques trônant en haut d’une colline, promenade jalonnée de palmiers le long d’un rivage à la courbe gracieuse, paysages rocheux d’où se détachent à peine les murs d’une bâtisse tant les pierres qui la forment semblent sorties du sol même où elle se dresse, chaque image assortie d’un nom que déchiffrent les ainés affirmant ainsi leur statut, chaque nom, pour l’instant promesses de découvertes, évoquant des lieux qu’on visitera peut-être ou qui resteront comme des images d’un désir inaccompli.
La fenêtre dans le fond de la cabine donne, à travers des vitres grises des scories laissées par le temps et les espaces parcourus, sur le quai qu’on vient à peine de quitter, bientôt on y verra filer les derniers faubourgs de la ville, puis s’enfuir les talus, les poteaux et les arbres sur le fond de toile d’un paysage qui tarde à s’effacer comme pour mieux souligner l’attente de l’arrivée. Heureusement la nuit va venir qui transformera le cadre en écran où défilent des lumières éparses et de plus en plus rares plongeant le regard dans l’épaisseur même du temps qui ne passe pas.
Une fois installées les valises, les parents accrochent aux porte-bagages le hamac qui va permettre à l’enfant de prendre l’ascendant sur ses ainés : lui seul bénéficiera de cette position stratégique, à proximité de la fenêtre, surplombant le compartiment, protégé et protecteur en même temps. L’espace restreint semble propice au resserrement des liens familiaux. Quand sortent les sandwichs ils circulent harmonieusement, sans aucune revendication de préséance. Tout semble en ordre et chacun occupe sa place et son rôle sans rechigner. Et puis par chance personne d’autre ne viendra s’immiscer dans le cocon qui restera celui de la famille. Ainsi, recroquevillés sur la banquette, les ainés pourront-ils chercher un sommeil long à venir, tandis que les parents étendent leurs jambes sur le siège qui leur fait face. On a refermé la porte à glissière dans un chuintement, tiré les rideaux en accordéon d’un tissu marron moucheté de beige sur lequel s’affiche le sigle de la SNCF qui rend le lieu encore plus intime, un peu comme le prolongement du prestige paternel.
Rien ne rappelle ici qu’on se déplace, juste la musique hypnotique du roulement syncopé par moment au rythme des raccords entre les rails et puis parfois le tremblement quand on croise un autre convoi. Dans le noir la petite veilleuse bleue éloigne les mystères de la nuit et le hamac se balance doucement comme une barque à quai. Le sommeil parfois s’interrompt quand résonne une voix métallique dans un espace étrange, puis les yeux se ferment irrésistiblement portés par la respiration régulière de la locomotive qui se dilue dans une ébauche de rêve. On chuchote en se demandant à quel point du parcours on se trouve et l’enfant reconnait l’intonation des ainés. Tout est en ordre, on traverse le temps jusqu’à l’aube mélodieuse de Valence qu’annonce la voix chantante d’un haut-parleur au petit matin : on a franchi le seuil d’un autre monde, la chambre mouvante a aboli l’espace.
Bientôt dans la courbe on aperçoit la locomotive qui ouvre la muraille des massifs rouges taillés à vif, y perce un tunnel dans un essoufflement héroïque et débouche vainqueur sur la petite crique si proche et fugitive qu’a peine on a le temps de rêver s’y baigner. Tout revient alors là où on l’avait laissé lorsqu’on l’avait quitté l’année passée : l’atmosphère surchauffée du car et la difficulté à y garder son équilibre, le cœur battant dans l’espoir de la mer; le rythme chaotique de la circulation qui accompagne le rêve de la mer promise au de le fil de la rumeur urbaine, l’odeur d’algues macérées dans l’eau du port, les clapotis contre le rempart du quai où s’initie le vertige, le cliquetis des gréements dans les mats…
Et puis on n’y est pas retourné pendant un temps. Les deux petits frères tard venus qui imposaient du coup une dépense qu’on ne pouvait pas se permettre : trouver une location pour sept personnes quand toute l’année on tirait le diable par la queue ce n’était plus envisageable même si le voyage était gratuit. Mémé Thérèse aussi on l’avait perdue de vue. On lui envoyait de temps en temps des nouvelles en cherchant longtemps quoi lui dire qui pourrait l’intéresser. Il ne parvenait pas à trouver les mots qui auraient pu convenir, alors il s’en tenait à des banalités. Le mot « famille » se délitait sans que cela produise autre chose qu’une gêne.
On n’y retourna pas le temps d’une traversée d’adolescence qui vint buter sur les « évènements de 68 » comme on dirait lorsque ce serait passé. Cette année-là on refit le trajet avec toute la famille, on reprit le train de nuit. C’était toujours la même odeur mais on en avait fini avec le charbon, pour lui plus de hamac mais les couchettes (en fait des planches à peine rembourrées) qui permettait d’accueillir tout le monde, le dernier né ayant pris la place privilégiée. Ce n’était pas très confortable mais il y avait cette veilleuse qui permettait de rester plongé dans la lecture du moment. Le voyage au bout de la nuit, il n’avait même pas fait attention au titre qui résonnait si bien avec la situation. Un bouquin de poche maintenant tout désarticulé, les feuilles prenant chacune leur liberté. D’ailleurs ça avait peut-être commencé là, dans ce train, la colle à cette époque n’était pas de très bonne qualité. Sur la couverture il y avait ce type l’air hagard les mains tendues dans le noir qui allait je ne sais où.
La nuit elle avait commencé quand il avait compris que la belle image du compartiment cocon n’était en fait qu’une illusion, un artefact qui masquait la réalité des rapports violents entre les parents. La lecture du coup, elle lui servait à oublier l’angoisse du quotidien, la peur viscérale du manque d’argent qui dégoulinait sur tous les faux semblants, l’incapacité de la mère à faire « tourner la baraque », à rendre la vie de son homme plus facile. Elle était si peu armée pour cela ; elle aussi on lui avait menti mais plus moyen de faire machine arrière. Alors supporter.
Pourtant c’était toujours les mêmes sensations : le roulis du train, les arrêts prolongés quand on entendait grincer les sabots des freins sur les moyeux, puis le haut-parleur qui permettait de suivre le parcours sur une carte mentale, l’attente qui n’avait plus la même qualité, comme si l’enfance s’était définitivement dissoute, et l’annonce à Valence qui faisait entrer dans une autre dimension, celle d’un pays ressurgi dans la moiteur du compartiment .
De nouveau les déplacements entre le Cannet et le centre-ville, de nouveau les écorces d’eucalyptus qui craquent sous les pieds, de nouveau les odeurs de fougasse dans la rue étroite qui menait au port, de nouveau la suspension du temps à travers un espace familier qui n’avait pas bougé : le magasin où l’on vendait motocyclettes et mobylettes avec cette odeur d’huile grasse, le « Grand Hôtel » dont il fallait faire le tour parce qu’il trônait au milieu du boulevard Carnot, le lycée où l’on s’imaginait faire des études, les hôtels particuliers qui protégeaient des vies rêvées et dont on ne connaitrait jamais les occupants, tout l’étalage d’un monde interdit et pourtant à portée de regard. Juste de quoi alimenter des frustrations qui retombaient en colère. Le choc de conscience s’était fait là dans ces longues allées et venues dans un décor insultant qu’on n’avait jusque là jamais vraiment pris pour ce qu’il était. On pouvait mettre des mots sur le monde mais il vous échappait quand même, on était admis mais on s’y sentait déplacé Et puis là bas tout au bout « la mer toujours recommencée », elle vous accueillait toujours avec la même innocence, le même pouvoir de suggestion.
Puis il fallut rentrer
Des années plus tard on reviendrait pour constater le ravage qui avait encore élargi le fossé, on y reviendrait pour s’y sentir exclu de l’enfance. On accompagnerait Mémé Thérèse à sa dernière demeure, une case de béton, concession (comme le mot dit bien ce qu’il veut dire) pour dix ans ce qu’on avait cru une éternité et qui devint l’endroit de l’effacement total.
Et puis on oublierait, on trouverait ailleurs dans le pays d’origine choisi les sensations qui reviendraintt par bouffées dans une atmosphère familière et pourtant totalement artificielle. Il ne resterait plus que des miettes enfouies au plus profond de la sensation. Même le rituel serait alors disparu, comme si on se survivait dans un vide qui allait s’accroissant avec le temps.Ceux qui n’ont pas de racines se les fabriquent comme ils peuvent.
Quel délicieux voyage tout à fait inattendu vous m’avez permis de faire ! Les rideaux en accordéon, le prestige paternel, les images avec les bords chromés du cadre, le hamac jamais essayé mais connu je ne sais comment, la voix dans la nuit, se demander où on en est du parcours, sans se réveiller vraiment et j’oublie l’odeur… Grand merci pour la richesse de ce texte.
Merci pour votre remarque. Elle m’a poussé à continuer le texte un peu plus loin, à fouiller dans l’impusion première ce qui se cachait et que je ne parvenais pas à dire.
oui malgré tout c’est toujours une même attente, quelle soit douce ou non
L’attente se fait vide quand elle ne trouve pas son débouché. Elle devient le sentiment concret d’un exil, rien d’autre qu’une tristesse de n’être pas. Rien non plus de romanesque mais quelque chose qui vous rend proche d’un conditione humaine désolante et si éloignée de ce qu’on rêvait.