Sur le toit-terrasse du Sérail. Là, Selim dort, s’il dort… son sommeil est un mystère. Les plus anciens ici racontent qu’il l’a perdu comme un trousseau de clefs et qu’il doit depuis le pénétrer par effraction avec l’aide du méchant petit couteau qu’il garde dans sa manche, ou de l’épingle à cheveux d’une femme aimée. L’hiver, Osmin l’enroule dans une peau d’ours, dont la tête fait chapeau, afin qu’il puisse tenir la nuit sur le toit. Là-haut l’air est glacial, mais Selim suffoque à l’intérieur quand le sommeil s’approche. Un matin, Osmin a dû briser avec un petit marteau la peau d’ours qui avait gelé pour en libérer Selim. On dit qu’il était si brûlant de fièvre que son empreinte était calcinée à l’intérieur de la peau. Quand Selim monte pour la nuit, la conteuse et la joueuse de Ney l’accompagnent parfois, alors nous nous pressons derrière elles pour entendre l’histoire, qu’elles changent à chaque fois…
Un jeune chasseur désirait plus que sa vie la peau d’un ours des montagnes de la Perse. Après s’être longuement préparé, il part avec son cheval, une de ces petites montures agiles sur les sentiers raides et pierreux, et le nécessaire pour deux jours de bivouac. Ce chasseur, vois-tu, était atteint d’une grave vanité dont il semblait ignorer tout. À mesure que cheval et cavalier s’éloignent de la ville, leur joie s’accroît, ils respirent plus librement et leurs mouvements trouvent leurs mesures véritables sur les terrains dégagés. L’ombre de la forêt leur offre un asile frais contre le terrible soleil de midi. Ils font étape près d’un ruisseau qui chante un vieil air de l’enfance du monde. L’herbe est la plus douce qu’ils aient connue, et chaque bouchée des provisions de voyage du chasseur, pourtant fort simples, le remplit d’allégresse et de vigueur. Ils abordent bravement les sentiers abrupts, les feuilles deviennent peu à peu des épines. Le cheval fait de nombreux écarts, mais la maîtrise du cavalier les tient loin des précipices. Les traces de l’ours commencent à apparaître, de-ci, de-là, et le chasseur sent forcir la détermination dans son cœur. Pourtant, bientôt, il doit laisser paître sa monture et continuer seul, parmi les roches et les maigres résineux. La nuit tombe. Les étoiles au ciel répondent au petit feu de son bivouac. Il s’endort bienheureux en songeant à tous les chasseurs de l’immensité. Au plus noir de la nuit, il est réveillé par le pas lourd de l’ours. Le feu s’est éteint. La lune s’est cachée. Il saisit son arc, et tire au jugé. Dans le silence, il entend sa flèche tomber au fond du ravin. L’ours est là, tout près, qui le considère. De sa grosse patte, l’animal attire l’homme comme s’il n’était qu’un peu de sable et s’accouple avec lui. Au matin, l’aube brûle la montagne mieux qu’aucun feu. Le chasseur profondément humilié voit cependant cette splendeur et un étrange courage l’étreint. Il fait la promesse de revenir, de prendre la peau de l’ours, avec son couteau.
Les hasards de l’existence, la guerre, le rude hiver, les exigences du monde des hommes empêchent pendant trois ans le chasseur d’honorer sa promesse. Mais le voilà de retour, il s’est tellement préparé à cet instant qu’il est devenu une lame. Son cheval même trouve ses os trop pointus à travers la selle. Il le mène grand train comme pour délivrer un message. Ils connaissent à nouveau le ravissement de la forêt où de minuscules fleurs violettes leur racontent d’où vient le goût des hommes pour les tapis et sa condamnation à n’être jamais satisfaits par eux. Ils boivent à la source une eau si pure qu’elle semble se casser dans leur bouche en éclats de sucre. Ils se séparent sur le petit plateau, mais le cavalier, dans la peur des loups, n’attache pas cette fois-ci son beau petit cheval à l’arbre de la première fois. Il monte jusqu’à avoir le corps brisé par l’effort et cette fatigue l’enivre mieux qu’un vin de soleil. La lune éclaire comme en plein jour, dans un autre monde, un monde de lait. En un souffle, il s’endort. Un ronflement l’éveille en sursaut. L’ours est couché contre lui. Il se saisit sans broncher de son grand poignard, mais alors qu’il s’apprête à l’attaquer, la bête, d’un geste négligent, s’étirant comme après une bonne nuit, envoie l’arme voler vers la lune dans laquelle elle se confond. L’animal de sa grosse patte entoure la taille mince du jeune homme et s’accouple avec lui. Tu le sais, le chasseur reviendra une troisième fois, beaucoup plus tard. Un homme fait, à présent, et il tuera l’ours sans s’apercevoir qu’il s’agit d’une femelle. Il ne sentira aucune joie à ce trophée qui soit comparable à celle de l’aube rouge sur la montagne, de la source pure, du récit des fleurs violettes, de l’accouplement avec l’ours. Un garçon d’une dizaine d’années viendra pleurer sur ce grand corps. Un garçon griffu, brun et poilu.
#8
ابـــــن بـــــطّـــوطـــــة / ⵎⵉⵙ ⵏ ⵡⵓⴱⵟⵟⵓⵟ
Le nom, on ne sait pas le lire. On accepte sa « traduction » en européen, mais déjà quelque chose est échappé pour de bon sur quoi on ne mettra pas la main.
La main à couper, celle qu’on donne en gage de bonne foi, mais aussi de certitude avec la vanité qui va main dans la main avec cette notion, la certitude (qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire pour des âmes passagères comme les nôtres ? La foi, sans doute, mais la foi même sans doute est le contraire du marbre gravé. Elle déplace des montagnes, paraît-il, et ce mouvement la présente bien dans une forme d’inconstance), la main à couper c’est également celle des voleurs.
ʾAbu ʿAbd Allah Muḥammad Ibn ʿAbd Allah al-Lawātī aṭ-Ṭanjī Ibn Baṭṭūṭa, né le 24 février 1304 à Tanger et mort en 1368 (ou peut-être en 1377)
Un jour on perd la foi dans les dictionnaires. Le langage bouge, mais aussi les dates gravées sur les tombes. Nombreux sont-ils, comme l’architecte Mâhyâr, à avoir gravé eux-mêmes la date de leur mort sur leur stèle et avec une épitaphe bien trouvée encore.
Charité bien ordonnée commence par soi-même.
Le troisième pilier de l’Islam c’est justement la zakât (une fois encore, on doit accepte cette traduction et ne pas oublier un instant qu’elle nous lèse de زَكَاة). Elle sert, entre autres, « au voyageur qui n’a pas ce qui lui permet d’atteindre sa destination » (sôurat At-Tawbah / 60).
Ibn Battuta fait le grand détour de Marrakech à Marrakech. C’est un voyage qu’on peut faire en restant chez soi, puisque le point d’arrivée et le point de départ sont les mêmes.
Les Rroms sédentaires, le jour de la Saint George, sortent de leur maison par la porte de devant, font un grand tour et reviennent à la nuit par la porte de derrière. S’il n’y en a pas ? Mais la condition sine qua non est qu’il y ait au moins deux sorties.
Le tour d’Ibn Battuta fait plus de 120 000 kilomètres de circonférence.
Imaginons un homme. Un jour il part faire le tour du monde, parce que le monde est rond, voilà il part, il est parti tourbillonner. Ça dure des semaines, des mois et des années, mais ça n’est pas un problème, parce que le monde est rond et qu’il sait qu’un jour il va repasser par sa ville, qu’il reconnaîtra avec sa maison. Il n’est pas perdu, il croit, parce qu’il sait où est sa maison, sur la ligne qui fait le tour du monde comme la longue ceinture d’amitié. Il croit qu’il faut seulement marcher sur la ligne et ne pas s’impatienter. Mais pendant qu’il est quelque part, sa maison est démolie et ça il ne peut pas le savoir et alors il est déjà arrivé et reparti des tas de fois sans s’en apercevoir. Il est bien véritablement perdu.
Ibn Battuta fait son tour entre 1325 et 1392.
Voilà ce qui est écrit dans la notice. Et aussi qu’il meurt en 1368 ou 1377.
Quelle date ment ?
Un fantôme prolonge son voyage pendant quinze ans ?
Un vivant qui se ferait passer pour le mort ? Mais qui alors ?
Ibn Battuta qui se ferait passer pour mort ? Tentative d’échapper à la célébrité ? Nostalgie du voyage sans publicité des débuts ? De ses hasards ? De son ignorance ?
La carte court de l’ancien territoire du Khanat bulgare de la Volga au nord, jusqu’à Tombouctou au sud, et de Tanger à l’ouest jusqu’à Quanzhou en Extrême-Orient.
En regardant la carte attentivement, la grande, sur laquelle la carte des voyages d’Ibn Battuta s’inscrit, les mers apparaissent. Caspienne, noire, Méditerranée et leurs goulots d’étranglement du flux des voyageurs. Impossible à présent de faire le tour
En regardant la carte attentivement, on entend une rumeur lointaine. Un homme qui voyagerait là l’entendrait mieux. Il percevrait mille voix qui incessamment adressent des recommandations, disent des histoires et le rappellent à son essence propre. Ainsi, plus il voyage, plus il se perd et plus il se connaît.
Ses mémoires compilés par le lettré Ibn Juzayy al-Kalbi en un livre intitulé تــــحـفـة الـــــنـظـار فـــي غـــرائـــب ا لأمــــــصـار وعـــجـائـــب ا لأســــــفـار, Tuḥfat an-Nuẓẓār fī Gharāʾib al-Amṣār wa Ajāʾib al-Asfār «Cadeau précieux pour ceux qui considèrent les choses étranges des grandes villes et les merveilles des voyages», sont communément appelé «Voyages».
Voilà encore la traduction ! Comment du Cadeau précieux pour ceux qui considèrent les choses étranges des grandes villes et les merveilles des voyages, n’a été conservé que le dernier mot ? Le dernier mot du voyageur est-ce voyages ? Cela semble impossible à croire : couché dans un fossé ou sur une litière de fortune, ou même dans la salle d’embarquement d’un aéroport international, le dernier mot sera le nom de la dernière chose vue : herbe, lune, chat en sac. Une épiphanie est toujours possible : de l’eau, tu as toujours été aimé. Mais voyages ? Non.
Toutefois, il faut rester prudent sur la fiabilité de quelques parties de ces écrits, certains historiens doutant qu’Ibn Battuta ait réellement effectué la totalité des pèlerinages et voyages relatés.
S’il les a relatés, c’est qu’il les a faits : la relation est performative.
Les rêves de la nuit existent au même titre que le quotidien. Ils le jouxtent.
C’est probablement la Soigneuse qui a évoqué la première Ibn Battuta et son voyage immense, percevant (dans quel marc de café, au réveil de quel songe ?) qu’Osmin ne reviendrait pas de sitôt. Le personnel du Sérail a ainsi accueilli plus simplement la dissolution de leur communauté dans l’espace du monde.
En l’absence de nouvelles d’Osmin, le Cadeau précieux pour ceux qui considèrent les choses étranges des grandes villes et les merveilles des voyages a fait office de courrier. Les deux figures se sont à la longue superposées, à la manière des cartes des voyages et de la mappemonde.
Les rares signes d’Osmin se sont simplement insérés dans la narration des voyages d’Ibn Battuta. Mais ils ont été tant commentés et redits que bientôt leur importance dépassa celle du Cadeau précieux qu’ils augmentaient.
Cette référence revient trois fois dans le corpus. Les vingt-cinq années du voyage d’Osmin sont pourtant symboliques : son errance temporelle et spatiale dépassant largement ce cadre. Mais les voix narratives préfèrent le terme de 9119 nuits, équivalent approximatif de vingt-cinq années. C’est une manière évidente de privilégier la piste poétique et fictionnelle des 1001 nuits et la relation singulière qu’elles offrent à la notion de durée, englobant dans leurs contes des périodes bien plus longues.
#4
Le petit visage de Sacha, soucieux dans les stations services, figé devant les étalages de junk food. À cela aussi, il faudrait renoncer, comme à tous les opiums. Son intransigeance têtue et puis sa défaite, quand je sortais de la boîte à gants un paquet de crocodiles acheté en douce. Les bestioles se faisaient longuement mâchonner, la conversation était suspendue. Les passages aux toilettes étaient souvent hilarants : ses apparitions aux lavabos faisaient sursauter les routiers. Son air naturellement grimaçant et sa casquette, qu’on pouvait croire littéralement vissée sur sa tête, comme pour cacher une trépanation, un troisième œil ou une prise femelle, lui avait pourtant valu deux ou trois rencontres moins amusantes. C’est à l’une de ces occasions que j’ai découvert son arme et le calme qui allait avec. Sa main, osseuse et fine, restait ferme, mais le plus impressionnant était l’apparition de l’engin… D’où sortait-il ?
#3
Après avoir longtemps tergiversé, il s’est décidé à aller au bout de sa parole. Le Marché des Vacillantes, il l’a vu, entendu et senti, mais il ne peut jurer y avoir mis les pieds : les histoires de Selim sont taillées dans l’étoffe du songe et au réveil… comment savoir si les morts sont morts, si on a oublié l’heure, s’il existe bel et bien un Marché des Vacillantes. Tout ne se vérifie pas. Tant qu’on n’a pas vu le corps allongé entre les bougies de la veillée et les vieilles psalmodiantes, tant qu’on ne distingue pas clairement l’aube du crépuscule, tant qu’on ne mange pas le mouton aux épices dans ces petits chaussons de pâte, en déambulant d’un stand à l’autre pour juger sur pied, on ne peut mettre la main au feu. Et parfois, le corps est perdu à jamais, les yeux cessent de voir clair même en plein midi, on arrive le jour d’après, et sur le sol les traces laissées des chapiteaux, des castelets, des chevaux, les détritus dans la poussière racontent l’histoire qu’on leur fait dire. Voilà le genre d’excuse qu’il s’est servi longtemps, à lui-même, car au fond, qui d’autre a-t-il jamais trompé que ses semblables : les goûteurs d’histoires ? Mais tout à coup, il sait qu’il ne reviendra pas. On a dit qu’il avait perdu son chemin. N’est-ce pas le destin de quiconque prétend aller au bout de sa parole et revenir ? Il s’en aperçoit trop tard, peut-il en être autrement ? La frontière n’était qu’une chaise posée sur la route herbeuse. On la déplaçait quand venait une automobile, ou une charrette. Et maintenant, c’est un temple austère et sévèrement gardé. Entretemps, il a dormi vingt années près d’un lac. Il avait trouvé asile pour la nuit dans un monastère. En entendant la confession des autres depuis l’étable où on l’avait rangé, lui et son tapis de prière, il a été pris d’un vertige et la route de Vienne s’est effacée de sa mémoire. Sacha-mon-délice, interdit d’orchestre après la fin de la guerre, était la coqueluche de l’hôtel Bulgaria. Il jouait encore magnifiquement, mais surtout disait des blagues. Elles l’ont conduit tout droit au camp de Lovetch, où on l’a battu à mort. Chacun pleure en ce demandant ce qu’il a bien pu jouer à la fin ? Pour celui qui l’a entendu une dernière fois, de l’autre côté du mur, c’était le signal du non-retour. Ou bien encore, la mer de Sofia l’a pris corps et âme : sept années de travaux collectifs sur la base du volontariat. Rien qu’un grand trou sec finalement : d’anciennes canalisations romaines emportent l’eau qu’on y conduit, sans qu’on sache pour où. Reste un panneau : ICI FUTUR PORT DE PARLOVO au terminus du tram. Or, il ne sait pas fendre les eaux et elles se tiennent désormais entre lui et le Sérail.
#2
Selim était un joueur froid. Je l’avais entrevu à la table plusieurs fois. Il l’ignorait, bien évidemment, il aurait profondément désapprouvé que je laisse Osmin seul, malade en fond de cale, pour venir l’observer dans les salons. Mais ce n’était pas l’unique raison. Il ne se laissait pas facilement connaître et tout était rigoureusement compartimenté, déjà, ce qui ne me facilitait pas la tâche. Alors, je me glissais dans les étages, profitant d’un répit dans les spasmes qui secouait le grand corps d’Osmin depuis que nous avions embarqué. J’avais mis la main sur une tenue du personnel de bord à la buanderie, une nuit d’errance, et je pouvais aller et venir avec ma petite coiffe blanche et mon tablier, invisible à tous. Selim jouait sans âme, sans intérêt, sa concentration prenait un air d’ennui, de distraction, comme si un subalterne avait été entrain de régler pour lui un problème d’intendance qui le retardait légèrement dans le grand voyage qu’il avait entrepris… Voilà bientôt trois ans que nous ne tenons pas en place, et pourtant cette nuit et la première de notre voyage. Nous rentrons chez nous, dans une maison dont nous ne connaissons que la forme de la serrure. Cette fois, nous ne fuyons pas, personne ne crie derrière nous, nous ne retenons plus notre souffle, nous nous rendons dans une ville pour nous y établir, pour y respirer. La lueur dans les yeux de Selim allume un petit feu dans le compartiment. Osmin dort sans un soubresaut. Selim veille, comme un enfant qui attend de voir la mer qu’on lui a promise.
Ils sont arrivés à la nuit tombée dans une gare qui répliquait parfaitement à celle de l’Est, qu’ils avaient quitté deux jours avant. La ville sentait le neuf, les immeubles étaient hauts, les rues larges, éclairées. Vienne n’était pas une capitale à secrets, à recoins et ils étaient très exposés soudain, en dépit de l’heure tardive. Il n’y avait plus d’argent pour une voiture. Selim n’avait pas pu jouer dans le train, n’y avait pas seulement pensé tant il était pris par le voyage, les montagnes sombres couronnées de neige à la lune, la promesse renouvelée de la vie, d’une vie… Ils marchaient. Personne n’aurait songé à s’en plaindre. Ils étaient légers. Le froid qui les entamait quelques jours plus tôt à Paris, les revigorait ici. C’était à n’y rien comprendre. La ville ne ressemblait à rien de connu. Pourtant, malgré sa grande pompe protocolaire, sa pesanteur architecturale, c’était bien Vienne la rouge, comme ils l’avaient entendu dire dans le train, un esprit bougeait là, comme dans une bouteille. Les gens semblaient se presser sans encombre vers leur soirée, mais dans les caves, dans les cafés une grande machine était à l’œuvre qui pouvait secouer tout ça. Elle était la porte de l’Orient.
#1
Le voyage s’annonçait. La dernière extrémité était depuis longtemps atteinte et dépassée. Il n’y avait plus moyen de faire autrement, ni de faire tout court, les protocoles lentement effilochés se disloquaient, bientôt plus rien ne fonctionnerait. Chaque fois, le départ se faisait attendre davantage, qui sait comment tout cela tenait encore ensemble quand, enfin, le voyage s’annonçait. Quelqu’un avait entendu, les oreilles trainaient toujours, le plancher de la chambre du patron grincer sous le poids d’Osmin. Il le convoquait là deux à trois fois par an, et dans les jours qui suivait, le voyage recommençait. Tout le monde respirait. On attendait patiemment, ce n’était plus qu’une question de jours. Seul Osmin broyait du noir, ruminant comme un golem la mince feuille roulée des mots qu’il n’avait pas dit. D’une fois à l’autre, sa mine empirait, il devenait minéral pendant les heures, parfois les jours qui précédaient effectivement le départ. Il se tenait à l’écart de nous, poussant des soupirs de caverne, mais nul n’en avait cure, tant notre soulagement était grand. Le voyage s’annonçait et avec lui le mouvement, la vie s’emparait de nous et c’était étrange, puisqu’Osmin serait comme à chaque fois le seul à sortir du Sérail, à s’éloigner, à demeurer absent pour une période impossible à prédire (et dieu sait pourtant combien nous l’avions essayé, et par tous les moyens encore. Pas un oracle, du jeu de 32 cartes aux nuages guettés sur le toit, en passant par nos rêves soigneusement disséqués à la table commune du petit-déjeuner dès que le voyage s’annonçait, n’était laissé de côté). Ce qui devait être difficile pour lui, pensions-nous, c’était cette incertitude du jour exact. Nous étions à la merci de l’auto. Et il pouvait se passer des soirées entières, sans que rien d’intéressant ne se présente. Et puis, fatalement, arrivait cette nuit particulière, où le Vestiaire faisait savoir à la Cigarière d’un bref hochement de tête que nous l’avions. Sans que les invités s’en aperçoivent, l’information traversait la boîte comme une traînée de poudre que nous aurions juré voir à l’œil nu. Le Cliquetis le recevait, lui donnait l’argent nécessaire, ou du moins nous l’imaginions, et des clefs. Celles de l’auto, évidemment, mais également d’autres qu’Osmin n’était pas toujours en mesure de rendre à son retour. Et jamais, alors, le Cliquetis, pourtant enclin à de froides colères, ne se fâchait. Osmin allait ensuite voir le spectacle et il ne participait à aucun numéro à la veille du départ. Il observait l’habit d’or de Selim, son cigare, ses gestes et tout le temps semblait mener intérieurement une discussion faite de reproches, de craintes, mais également d’assurance de tranquillité qui le faisait vilainement sourire par instant. Pendant le reste de la nuit et quel que soit le temps, il montait sur le toit. Aux entractes, Selim le rejoignait et ils restaient assis l’un à côté de l’autre, serrés sous une même couverture quand il gelait. Certains prétendent que Selim chantait alors pour lui et qu’Osmin dormait les yeux ouverts pendant de longues minutes. L’heure sonnait avant l’aube. Chacun faisait de son mieux pour le croiser, même si peu d’entre nous se permettaient de lui adresser un signe, ni même de le regarder dans les yeux. Il sortait par la porte de derrière, cherchait l’auto, éventuellement assommait le chauffeur si les drogues n’avaient pas fait effet, sinon il le déposait gentiment sur le trottoir. Une fois assis dans l’auto, il baissait la vitre, démarrait et s’absorbait dans la ville qui s’effilait jusqu’à disparaître dans le rétroviseur.
Me plait bien cette minéralisation d’avant le départ. Entre autres…
Tu me donnes envie de retourner dans ton sérail 😉
Bienvenue. La minéralisation est la figure d’une thématique récurrente au Sérail, l’eau. Je vais creuser cette roche calcaire…
Beaucoup aimé…la photo, que Volodine en renierait pas ; cette mécanique autour des personnages, une aura de mystère. J’ai le sentiment que tout est déjà bien présent en toi, que tu vas dérouler la narration…
C’est un retour aux mondes anciens, le Sérail, le Voyage d’Osmin… l’occasion est trop belle de ce cycle pour ne pas retourner à ce monstre et ui ajouter encore des écailles, des yeux, des têtes et des pattes. Quant à Volodine, il est toujours de la partie dès que je me tourne vers l’Est. Bien vu.
Tout se joue dabs les regards et les mouvements qui se figent ou s’animent, à la merci de personnages principaux qu’on suspecte d’emblée d’être interchangeables, comme des cailloux provisoires dans l’embouchure d’un entonnoir et des grains de sable passifs par dessus. On pourrait renverser l’entonnoir brutalement, comme un sablier de cuisine qui marquerait bien plus que trois minutes d’attente. De quoi se faire cuire plusieurs oeufs d’autruche ? Tu rends bien la fine angoisse , tu la refiles à la lectrice que je suis, c’est comme une antichambre au pire ou au moins pire. On ne sait pas. On ne saura pas… Peut-être serons-nous nous même assommé.e.s à la fin pour qu’on nous prennent nos yeux et nos gestes. La loi de la jungle avec ses files d’attente…
Le meilleur de mon texte c’est de déclencher une exégèse pareille ! Merci Marie-Thérèse (et je garde l’idée de renverser l’entonnoir, bien que n’ayant aucune idée de ce que ça pourrait donner, ni même de comment le faire…)
waouh! (pas le temps d’exégéser plus ce matin)
C’est aussi que je triche un peu, beaucoup avec la consigne, raccrochant les wagons de mes monstres anciens. Mais merci pour ce cri!
attentions aux réveils des ours 🙂