Devenir cameraman quand on était déjà journaliste, avait été un choix judicieux au milieu des années 80 : la machine mise au point par Sony pesait alors treize kilos et celui ou celle qui la maîtrisait devenait, un œil dans le viseur, le seul maître à bord du réel, captant avec les images un son synchrone. Ce n’était pas un métier nouveau. Une nouvelle adaptation simplement de l’homme à la machine et à un moment où pour ceux qui se soumettaient aux exigences de la Bétacam (ainsi s’appelait-elle ) il y avait du job, beaucoup de jobs, à prendre. Et Il les prit tous ces boulots, des plus simples aux plus difficiles. En CDD, en free lance, en indépendant, à l’époque, c’était bien payé. Une ou deux actus merdiques dans la journée et un match de foot le soir et on pouvait doubler la pige, faire deux jours en un, finir le mois confortable, ne pas stresser entre deux contrats, frimer avec sa caméra à l’épaule, se prendre pour Vertov. Illusion, aliénation, désolation. Il, sans en être conscient au début, devint une sorte de volatile proche de la poule dont les deux yeux servaient à deux tâches différentes au même moment. Son œil droit dans le viseur cadrait et découpait en noir et blanc dans le réel. Son œil gauche tentait le plus possible d’observer tout ce qui était hors le champ de l’objectif afin de prévoir un obstacle, un danger, un mouvement, un autre plan à venir, un autre angle à choisir. Parfois aussi et de plus en plus souvent au fil des années, son œil gauche fermait sa paupière, renonçant. Dans son cerveau alors, seul le décompte de la durée du plan comptait, seul le réel du viseur valait, le réel réel n’avait plus aucune importance, seule la fabrication des éléments d’un puzzle préformaté justifiait sa présence. Et pour combien de temps encore ? Un peu d’intelligence artificielle, un bon logiciel de montage et une multitude de sources d’images plus ou moins automatisées feraient bientôt bien mieux que lui qui ne savait même plus quel sens donner au métier qu’il était en train de mal faire, de défaire comme il en avait l’image désastreuse au fond de lui. Comme une sorte de vision intérieure qui ne l’effrayait même plus tant il savait désormais que tout cela n’avait jamais eu de sens. Seul le bruit comptait, pas l’information.
Naviguer dans le changement perpétuel pour tenter de donner un sens, la nécessité ou/et le désir de s’adapter, cette histoire d’un parcours me parle énormément et le bilan final si implacable mais d’une telle droiture… Oeil gauche, oeil droit, chacun son boulot, cette dissociation me parle également – un peu l’impression que m’a laissée un jour l’autoportrait de Picasso, 1906… Merci pour ce texte et tous les autres.
Dans un texte court, un bloc, vous dites tellement de choses. Votre « oeil intérieur » me scotche complètement.