D’abord on n’en distingue que la poésie. On se dit il est fait tout exprès pour nos yeux puisque seul le point de vue culminant des fenêtres du deuxième étage permet de contempler ce toit de tuiles rouges. On se dit que c’est comme un cadeau que la ville nous fait, ce petit bout de toit, en face, en contrebas de la fenêtre, que personne d’autre ne voit. Un territoire vierge, inconnu, des promesses d’explorations délicieuses, furtives et confidentielles dans ce monde en vis-à-vis. On en ricane sous cape. Il saute un peu au visage avec ses tuiles rouges qui contrastent avec la grisaille banale des lauzes alourdissant les toits d’ici. Quelques merles, en prime, y furètent, l’air de rien. C’est leur terrain de jeu, l’échappatoire après les piaillements des nids voisins, un petit bond, un sautillement pour se dégourdir les pattes hors des nichées qui crient, des femelles qui trillent. Quelques zigzags dans la vieille mousse entre copains, quelques frayeurs quand le voisin s’élance et chasse un importun, peut-être ancien rival de couvée. On assiste à des spectacles permanents, des tracas d’oiseaux en continu, on imagine la vie du quartier dans le tilleul au fond. C’est le Marcovaldo du volatile. En y regardant d’un peu plus près, souvent quand le soir tombe et que les merles ont regagné sagement leurs pénates, la poésie s’éloigne un peu. Les ombres rêches des ilots de mousse sombre qui ont colonisé les tuiles ont l’air un peu moins accueillantes. De longs poils terminés par des spores qui ressemblent à des yeux leur sortent des narines. On se demande alors qui observe l’autre. Bien malin qui pourrait répondre. On se sent un petit peu moins privilégié à jouer les guetteurs. Partout, de petits morceaux d’argile rougeâtres témoignent de la dégradation du toit, les tuiles s’encastrent parfois si mal qu’on pourrait penser qu’une âme malveillante les a simplement jetées à la volée sans se préoccuper de l’étanchéité. Il y a même un creux qui se dessine dans le soleil couchant, menace certaine d’un écroulement prochain vers l’intérieur du bâtiment, sur la tête des gens qui y travaillent. Mais sûrement, la charpente s’effondrera la nuit, durant un gros orage, épargnant des vies humaines, il ne faut pas voir tout en noir. Quand le regard se fixe enfin sur la gouttière rouillée qui souligne la fin du toit, c’en est définitivement fini de la poésie. Ce pauvre manche blanchâtre piqueté d’ocre qui le ronge pend lamentablement sur ses derniers centimètres comme un bras cassé qu’on aurait trop tardé à replâtrer et n’aurait d’autre solution que de se soutenir lui-même. Une vaste désolation juste sous nos fenêtres. Ne manquent que les chauves-souris qui soudain se lancent dans une sarabande macabre, rase-mottes et piqués, pour tenter de happer le peu de moucherons épargnés par les merles voraces. On finit par ne plus vouloir regarder ce paysage en miniature. Du moins, pendant les heures difficiles.