… cent quatorze… cent quinze.. cent seize… elle sourit, pense à Perec et se dit que, vraiment, on ne photographie pas assez les escaliers ! Elle se tient à la rampe et avance… cet escalier-ci, c’est comme la pile du pont à St-Michel, elle et lui ont quelque chose d’ancrant dont elle ne se défait pas – l’escalier, rien d’extraordinaire bien sûr, un large colimaçon de cent quarante-et-une marches en tout, elle n’ira pas plus loin que la cent-vingt-sixième… cent dix-sept… cent dix-huit… plus que huit… arriver, être arrivée, c’est pas la même chose… cent dix-neuf… cent vingt… sur les paliers, deux portes à chaque fois… en fait, pas vraiment, là où elle s’arrêtera justement… cent vingt-et-un… cent vingt-deux… cent vingt-trois… tout de suite à droite en haut des marches, un couloir aveugle s’enfonce et dessert d’anciennes chambres de bonne, cent vingt-quatre… des toilettes à la turque aussi – qui étaient à la turque – un temps, il fut question de les privatiser… plus que trois… deux… arrivée, elle est arrivée, elle se tient encore à la rampe ; d’un regard elle engrange la lumière du palier que jamais elle n’a pris en photo, l’indéfinissable odeur qu’aucune photo ne rendra jamais… il reste une volée de marches – la dernière, celle qui mène au septième étage, elle ne la montera pas – toujours cette stupide réticence à transgresser une interdiction dont, pourtant, elle ne croit pas à la justification, arrête-toi là, y’a rien à voir là-haut… Elle prend son pouls – un jeu ancrant lui aussi ; entraînée, autrefois, elle aurait pu faire monter les pulsations à plus de cent soixante-dix en accélérant le pas ; aujourd’hui, elle prend des précautions, elle ne dépasse plus les quatre-vingt quinze, elle a changé… le bouton de porte des toilettes à la turque aussi, il est en laiton flambant neuf…l’escalier aussi a changé bien sûr, au rez-de-chaussée, elle a découvert l’ascenseur, une bonne chose… mais inutile de se pencher au dessus de la rampe, impossible de laisser le regard glisser tout le long en spirale jusqu’à l’oeil, tout en bas, ne t’approche pas, ta tête va rester coincée à travers les barreaux ! il n’y a plus rien à voir , sinon tout le bouzin de l’ascenseur… quelque part une clarinette égraine quelques notes, impulsant au corps une vague cadence, la clarinette s’arrête, reprend, ne persévère pas… une porte claque, puis une grille, puis une autre, l’ascenseur se met en mouvement… il a vue sur la cour intérieure d’un immeuble voisin, l’escalier, linge à deux ou trois fenêtres… un chien aboie, un autre lui répond… avant les deux-trois envolées de la clarinette et le concert assourdi des chiens, c’était silence… combien de temps pour arriver ici ? qu’est-ce-que ça peut bien te faire puisque tu as tout ton temps !, c’est vrai, quoi, qu’est-ce-que ça peut bien faire puisqu’elle n’ira pas jusqu’au bout du couloir, qu’elle ne frappera pas à la porte du fond, que la porte ne s’ouvrira, qu’elle n’enlèvera pas ses chaussures et qu’elle ne filera pas à la fenêtre pour regarder en bas d’où elle est arrivée… Doucement, elle reprend son souffle, écrase sa paume contre la rampe, apprécie les courbes, cherche le parfum d’une trace lointaine, celle d’une main… son regard se détache, effleure les surfaces, l’oreille retrouve les accélérations d’une machine à coudre… ça se passe derrière la porte du palier, celle qui se trouve juste en face du couloir – éclats de voix du poste de télévision, l’homme s’adresse vivement au fils dans sa langue annamite, le fils répond en français ; rire du père aussi, dont il ponctue chacune de ses phrases… elle le revoit penché sur la table de la pièce principale, guère de place pour y bouger quand il y travaille… la table est envahie de coupes de tissu qu’il marque à la craie blanche, il taille dans la masse une veste, un pantalon – de Hanoï, il est arrivé tailleur pour hommes… le regard passe, heurtoir doré en forme de tête d’éléphant… le regard brasse, réveille… vue sur la rue, le va-et-vient des passants, l’un d’eux s’en prenant au cantonnier libérant, au moment où il passe, la vanne d’une bouche du caniveau… à l’angle, un livreur interpelle dans une langue inconnue le patron du bistrot… il y a le flux irrégulier des autos, des vélos, des taxis, elle entend la corne de l’autobus, le chauffeur s’impatiente, un livreur bloque le passage – imperturbable, l’homme continue à charger sur ses épaules les gros sacs noircis par les galets de charbon… elle entend… elle entend le cri de l’affuteur, celui du vitrier, et, quand le brouhaha retombe, les pigeons roucoulant sous la fenêtre, aussi – tout ça transpire, tout ça pulse encore – et pas qu’à son pouls, dedans la tête aussi ! Quand l’ arrivée a-t-elle commencé ? face au couloir, là où elle ne s’avancera plus ? en bas de l’escalier ? devant la façade restaurée de l’immeuble ? de l’autre côté du carrefour en apercevant l’échauguette ? plus haut dans la rue, le long de la façade ventrue, soutenue autrefois par d’inquiétants madriers ? devant la mosaïque rouge et noire de la boucherie chevaline ? il y a vingt minutes à peine s’y étalaient des éventails de collants, de foulards, de chaussettes flashy… ça demande du temps d’arriver – d’arriver depuis qu’on est parti, d’arriver d’au-delà de villes au-delà de la ville, d’arriver de traversées complexes, d’arriver de souterrains en pointillés, recrachant, aspirant des hommes, des femmes transpirants, pressés, compressés, à la mine fatiguée, au regard somnolant… Elle arrive de si loin qu’elle ne sait même pas d’où, elle arrive de volées d’escaliers anthracite scintillants de mille feux, elle arrive d’une bouche de métro juste à côté d’un pont, elle arrive d’une grille au souffle réchauffant des corps en tas, sentant la pisse et la vinasse, elle arrive d’une rue qui rime avec dérive, d’une autre avec cachalot, et celle d’un roi-de-Sicile, petit roi de son île… Elle arrive depuis bien avant qu’elle ne soit arrivée.