Il y a eu le survol de la mer et puis cette arrivée de front sur la terre de tes ancêtres ; il y a eu ce pincement au cœur que tu as écarté d’un battement de cil à peine perceptible ; il y a eu un soupçon de doute associé à l’angoisse et pendant quelques secondes tu as retenu ta respiration jusqu’à perdre la notion de toi-même, pendant quelques secondes un flux de souvenirs qui ne t’appartenaient pas est venu te submerger et maintenant tu as peur, tu as peur d’avoir fait un mauvais choix, peur de ressentir l’énergie de cette terre dont tu ignores les secrets et qui garde dans ses entrailles l’âme de tes anciens, peur de fouler ce sol que tes pas ne reconnaîtront pas, ou pas encore, ou peut-être plus tard, ou même jamais, mais voilà que dans un élan qui ne t’appartient pas, voilà que poussée par le mouvement de la foule désireuse de quitter la carlingue, tu descends la passerelle et reçois comme une offrande la chaleur du pays, une chaleur aux odeurs d’épices qui effleure le tarmac poisseux, saturé par la lourdeur du jour, une chaleur qui s’infiltre dans les lézardes du sol au-delà du bitume de la ville, au-delà des carreaux de faïence ou de terre cuite qui forment des dessins géométriques sur les sols des habitations, une chaleur qui dessine le paysage et offre à ce sol l’occasion de dévoiler les multiples facettes de la terre et longtemps après tu te souviendras encore de ce premier contact, de la sensation d’une délicate brûlure mordant la fine semelle de tes sandales, de la sensation de cette chaleur qui a pris possession de tout ton corps et l’a porté ainsi jusqu’à l’aérogare climatisé où la froideur des dalles de béton a provoqué un frisson perceptible par toi seule, juste localisé le long de ta colonne vertébrale, cette même colonne qui t’ancre dans le sol par son prolongement imaginaire et déjà tu es en manque de cette chaleur qui te lie au sol de ta famille, ta famille oubliée sur ces terres arides, mais au combien porteuses de ton histoire, ton identité, tes racines, ces racines qui sont indissociables de cette terre respectueuse et respectée pour laquelle les anciens se sont battus, pour laquelle ils sont morts, cette terre encore une fois craquelée par les rayons du soleil, façonnée par le passage du vent, cette terre qui les a nourri malgré tout, malgré cette vie qui était aspirée par la force de ses entrailles, cette terre pour laquelle ils auraient donné leur vie (qu’ils ont d’ailleurs fini par donner), cette terre déposée sur ce sol et qui ne demandait que de l’amour, de l’eau et quelques graines, ce sol qui n’a eu à boire que le sang de tes ancêtres, ce sang qui coule aujourd’hui dans tes veines, ce sang qui s’est diffusé dans chaque parcelle, chaque poignée de cette terre, chaque particule infime de cette terre, unique, et qui fait qu’aujourd’hui tu es là, avec ton sang qui coule dans tes veines, à regarder le sol, le sol friable, gorgé de sècheresse et du souvenir du sang de ta famille, du corps de chacun d’eux reposant dans ce sol qui t’accueille maintenant, ce sol friable, mais aussi lourd et compact, où même la mort a dû se frayer un passage… et tu es là maintenant avec ton sang qui coule dans tes veines à marcher sur le sol des souvenirs perdus comme une âme en peine à la recherche d’un indice, d’une trace.