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Vert irisé, pas un vert malachite, ni absinthe, pas non plus un vert pomme, ni prairie, non, un vert smaragdin, émeraude, à l’éclat, la transparence si particulière, avec son pourtour sur lequel on devine le pouce du potier, une forme si équilibrée, si accueillante pour les 4 pèches rouges à chair blanche entrain de mûrir au fond, attention , ce jeudi, finir ces fruits avant le départ pour le WE….
Depuis 20 ans déjà, usage si quotidien, machinal , aller vers la table demie-lune sur laquelle le saladier, plutôt une vasque, est installé, à gauche exactement, elle l’a toujours posé à cette place, elle n’aime pas la symétrie, après les courses y déposer en vrac les fruits, le jaune des bananes, peu souvent achetées, tellement caloriques mais si délicieuses, le fruit choisi pour la randonnée, alors sans aucun remords, les mangues pour le petit-déjeuner, jamais elles ont le même goût, c’est la découverte, les navels de l’hiver, juteuses et si riches en vitamines, on se régale et en même temps on croit se faire du bien, parfaites …. les légume aussi, ceux qu’elle ne met pas au frigo, courgettes, avec leur vert foncé qui finalement ne s’accorde pas trop avec le vert du saladier, heureusement que les tomates cœur de bœuf rétablissent l’équilibre avec les poivrons jaunes.
Cette vasque, elle a survécu à tous les déménagements, comme elle aime l’entourer de ses bras quand elle la lave de ses résidus noircis, elle la lave comme on lave un enfant, avec douceur, alors ensuite la couleur vernissée resplendit si bien , surtout quand la lumière ensoleillée se pose sur l’arrondi vert irisé.
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Cette vasque… parfaite ? Non, elle avait quelques défauts selon l’amie qui la lui avait offerte, éjectée, mise au rebut, rejetée, jetée, mise à l ‘écart de la chaîne de la production prestigieuse, récupérée in extremis par les intimes. Elle avait tout de suite aimé cette idée d’une seconde vie offerte à cet objet blessé comme la seconde vie des purs-sang anglais qui font le bonheur de modestes cavaliers après un claquage sévère en course, d’autant qu’elle n’avait jamais pu trouver les dîtes imperfections et était tombée littéralement amoureuse de sa forme…Son amie la tenait de sa sœur qui dirigeait cette entreprise connue dans la Drôme provençale.
Marianne et Peter, avec eux c’était le temps de l’amitié, des lustres, déjà !
Quand elle y songe, combien elle aimerait parfois les recontacter ! Que sont-ils devenus ?
Tellement de temps déja qu’elle les a quittés sans prendre la peine de leur expliquer le pourquoi de son éloignement brutal, que jamais, ensuite, malgré son désir de renouer, elle n’ a eu le courage de briser ce silence.
Maintenant, elle a même du mal à se souvenir précisément de ce qui s’était passé.
C’était le temps de l’intransigeance pour elle, transiger sur ses principes, se compromettre, compromission, le grand mot, la grande peur, c’était aussi le temps de la jeunesse..
Ce temps où elle déployait pour les amis sa belle table demie-lune, au bois de merisier si chaleureux, son style tranchant avec le contemporain des canapés et des sièges, elle ne mettait aucune nappe au risque d’en abîmer le bois, les 6 assiettes blanches se détachant de la couleur miel, les 6 verres à pied…
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Elle, qui est surtout une femme du présent,des flashs de cette époque-là font effraction dans son quotidien, comment décrire ce passé dans ce texte sur son saladier, elle qui a déjà tellement de mal à trouver les mots adéquats pour évoquer un lever ou un coucher de soleil, l’heure bleue, son ressenti à ce moment-là, comment évoquer le moment de basculement brutal qui présida à sa décision inéluctable de se séparer de ces amis, il y a si longtemps …le silence définitif qu’elle avait instauré entre elle et eux, en réponse à la phrase de Peter ce soir-là en voiture, après le théâtre, si insupportable d’auto-satisfaction, de mépris social « Comment font-ils ces gens qui se lèvent à 6 h le matin pour aller travailler, moi je me lève seulement à 11 h », oui, ça y est, elle se souvient de la phrase ! tellement en opposition avec les idées qu’il pouvait afficher en public, qu’elle en était restée sidérée, muette ….voilà, oui, c’est ça, le silence s’était imposé.
Décision à la fois drastique mais parfaitement inefficace, ils n’avaient rien compris à ce silence, elle avait su par des amis que Peter et Marianne s’étaient toujours demandé ce qui avait bien pu lui arriver.
Elle avait ainsi interrompu une vie si plaisante, s’était coupée d’un réseau social et culturel peut-être un peu trop bobo,celui du théâtre des Amandiers qui lui avait manqué par la suite, jusqu’à son déménagement .
Avec le temps, elle avait oublié cet épisode, oubli ou déni d’une incapacité à dialoguer, convaincre, argumenter avec calme, le mépris, son arme d’alors, tellement plus facile, tellement plus valorisante pour son égo.
Peter, cet artiste plasticien qui avait tant de difficulté à percer, elle avait à l’époque tellement d’admiration pour les créateurs, qu’il puisse être comme tout un chacun aussi contradictoire, ambivalent, quelle déception immense ! elle s’était certainement considérée comme trahie, manipulée…sidération, dé-sidération, atterrissage brutal dans la réalité des êtres, c’est ce qu’elle pense désormais, avec le recul.
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Alors, elle l’a toujours cette vasque, ce saladier ! Elle, qui a si peu d’objets, je n’arrive toujours pas à comprendre qu’on puisse s’entourer de si peu de choses, quand elle vient chez moi elle doit se sentir complètement cernée par toutes ces poteries du monde entier, souvenirs d’une vie de voyages, sur les étagères, sur les rebords de fenêtres, sous les escaliers, sur les paliers, jusque dans les meubles de la cuisine, les pelouses, au milieu des massifs, pour moi, c’est une véritable nécessité que de me sentir entouré de ces traces des civilisations qui nous ont précédés, de leur imaginaire, de leurs techniques, qui me bouleversent, poterie crétoise, grecque, inca, sud-américaine, aztèque,chinoise, perse, espagnole, française, allemande, toutes ces traces exposées pêle-mêle .
Quel contraste avec son intérieur dépouillé, contemporain que j’aime, mais je comprends qu’elle ne se soit pas débarrassée de son saladier, je sais que le peu de belles choses qu’elle possède, elles doivent servir, dit-elle.
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Ce soir, Ensalada Niçoise, a-t-elle annoncé pour notre soirée, elle arrivera avec ses Tupperware, la sauce de salade déjà préparée et son saladier vert, elle est une amie conviviale autonome! je n’aurai donc pas à trouver un récipient, nos autres amis ont souvent besoin de ma réserve de plats à gratin, à dessert, de casseroles…
Après l’heure de méditation en pleine conscience, vive les nourritures terrestres, l’apéritif, les vins, le repas et les échanges gais .Ce soir, ce sera autour de la piscine, un peu de fraîcheur sera la bienvenue.
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le battement des cuillères de bois pour « touiller » l’Ensalada, après le crissement de la cuillère pour émulsionner la sauce qu’elle a apportée et versée, voilà, je trône au milieu de la table, les tomates, le poivron rouge, les haricots verts, les oignons nouveaux, les artichauts poivrades, les mesclun, les fèves, les filets d’anchois, les olives noires, qui s’accordent si bien avec mon vert smaragdin, comme elle l’appelle, je suis une vraie coupe du Graal !
Dany, tu te lâches (enfin) et c’est superbe, passionnant ! ça raconte toute une histoire et moi j’adore ça.
merci Danièle pour cet encouragement et tes précieux conseils !
Bonjour, j’aime beaucoup votre texte des vies successives de cette vasque qui n’en a heureusement pas fini de voyager…
Merci, votre appréciation me fait très plaisir, d’autant que je trouvais cet exercice si difficile !