A la fin de la journée, les hivers, j’ai coutume de m’asseoir près du feu crépitant. L’immense cheminée mange tout le mur. Avachie dans un fauteuil aux larges corolles brunes et défraîchies, je me repose des fatigues du jour. Je me laisse absorber par la danse des flammes ou je dévore, le plus souvent, les gros livres perdus de la bibliothèque. Il arrive parfois tard d’une réunion syndicale, politique, d’un comité pour la gestion collective des espaces, d’une rencontre entre paysans, d’un collectif quelconque défendant l’essentiel : la terre, l’eau, les harkis, les femmes, les pauvres, les ouvriers, les étrangers, la liberté de penser et d’agir par soi-même sur les choses qui nous concernent. J’écoute son pas las qui monte l’escalier, son pied gauche qui frotte un peu plus que l’autre sur les dalles, cette claudication légère qui pousse tout son corps en avant comme pour lui dire qu’il y a encore du chemin avant le repos et que ce chemin –là, il n’a d’autre choix que de le faire. Je l’entends dénouer son écharpe, ouvrir sa large veste de velours, la déposer sur la table monastère à côté du cartable rempli de paperasses. Ensuite il baille et frotte son visage que je devine rugueux au crissement des paumes sur les joues. Il ouvre l’armoire encastrée dans l’épais mur en pierres, en sort une bouteille et deux verres. Je sais qu’ensuite, il les posera sur la petite table entre les deux fauteuils, se penchera par-dessus moi pour déposer un baiser sur mes cheveux, s’assiéra pour retirer ses godillots et tendant ses pieds vers la chaleur de l’âtre en remuant les orteils, sans me regarder, « – ça va, ma grande ? ». Il se tapote la tête des deux mains, délicatement, pour aplatir la toison frisée poivre et sel – plus poivre que sel— qui lui couvre la tête. On dirait qu’il apaise un nuage sauvage. Il donne l’impression de remettre à leur place toutes ses pensées, de la même manière qu’il organise le potager de l’autre côté de la bâtisse. En rangs bien nets et ordonnés. Ce rituel accompli, il remplit les verres à liqueur d’un peu de vieille gnôle et je lui demande des nouvelles de la dernière lutte . Il me raconte les postures et les trahisons, décortique. Je me nourris avidement de son acuité, de cette intelligence des autres construite sur le tas. Je m’étonne de sa constance et de sa rage à défendre toujours les sans-voix et la mienne laisse poindre l’admiration et le respect que je lui voue dans ces moments-là. – « C’est à cause de l’Algérie. Je me suis juré de ne jamais abandonner. ». Il me raconte ce que je sais déjà, sans pourtant me lasser, les anecdotes qu’il réserve aux grandes tablées d’hôtes que nous accueillons toute l’année, celles du personnage public. Entre nos quatre yeux, il se laisse aller au détour vers l’intime, me parle de son père, buveur, violent qu’il a décidé de fuir en s’engageant à dix-huit ans chez les paras, de sa mère qui a été mannequin et le préférant au sept autres, lui a appris la douceur. Du jour où l’instituteur est venu dire à la ferme qu’il devait passer son certif’ et aller au collège et que le père a sorti son fusil. – « Il lui a dit : y’a que la terre qui compte, le reste je chie dessus ! ». Il ponctue les mots de gorgées d’eau de vie, allume une cousue rapportée de la ville ou bien me demande de lui en rouler une. Après un silence un peu plus long, ramenant de son front ses lunettes cerclées, il attrape un journal dans la pile en souffrance, s’absorbe tout entier. Je rajoute une bûche et reprends ma lecture.
Une belle épaisseur de vie, saisie au coin du feu…
Merci… quelqu’un que j’aimais beaucoup.