autobiographies #14 | le poids des mots, le choc des photos

Des images qu’on voudrait oublier et qui vous hantent, mutilation, infibulation, décapitation, excision, crucifixion. les mouches dans les yeux d’un enfant mourant, une petite fille en feu, la maigreur des membres et les ventres ballonnés, l’apparition d’Hervé Guibert chez Pivot pour parler de « L’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » et la prise de conscience de ce que fait vraiment le Sida

Des images atroces que les enfants regardent sans ciller quand je préfère fermer les yeux ou sauter les pages

Des images qu’on convoque pour trouver le calme et la paix, des images pour la méditation, une plage, un golfe parfait, la pluie tropicale sur les palmes, un paysage de neige

Des images qu’on s’étonne de ne pas retrouver, le trajet fait cent fois, mille fois pendant deux, cinq ou dix ans et dont on ne retrouve rien.Trajets routiniers, ennuyeux, oubliés, disparus qui ne resurgiront qu’avec effort. Tout a changé, ce n’est plus pareil, cela ne ressemble plus à ce dont on se souvenait, perdues les images, les réflexes, les habitudes, le café-croissant, le kiosque où l’on achetait le journal, les goûts et les odeurs, l’odeur de cigarette d’un bureau, d’un avion, d’un café enfumé, la couleur du paquet de Gauloises à côté de la tasse de café, le bruit de l’œuf dur qu’on casse au comptoir et qui servira de repas.

Des images qu’on croyait ne jamais voir : l’effondrement des Twin Towers,les gens masqués de ton retour d’Inde en 2002 qui détonnaient, 20 ans pour être pareil, 20 ans pour oublier et recommencer

Des images qui font renaître des souvenirs enfouis très profonds, des noms de ville, des noms de gens par la médiation du style documentaire des images de l’atelier des régions naturelles, étonnant pouvoir de ces images de la France moche : Cheny, Pougues-les- eaux, Les Cornettes de Bise, La Chapelle d’Abondance…

Des images qui ne parlent qu’à soi, des images et des époques où se mêlent souvenirs personnels et images de film : un ballon rouge, les chevaux camarguais de Crin -blanc qui se confondent avec une chanson de Johnny « Pour moi la vie va commencer », les yeux bleus de Laurence d’Arabie (pardon Peter O’Toole), les chaussures rouges de Karin Viard dans un film dont j’ai oublié le titre, Carrie Fisher en pleine crise psychotique, l’odeur de vase sous les saules des berges de la Dore (on ne s’y baigne plus, pollution au plomb), la cathédrale noire de Clermont-Ferrand

Des images auxquelles on voudrait s’identifier, une dégaine, une allure, un état d’esprit, un combat … et qu’on colle sur son tee-shirt

Des images qu’on fait pour ne pas oublier

Des images qu’on a dans la tête et d’autres qui vous viennent d’ailleurs, savoir créer des images fortes comme Balzac, Georges Sand, Maupassant ou Simenon ; documenter le monde, montrer qu’il change et qu’au mieux nous pouvons être témoins, être devant le fleuve qui n’est jamais semblable à lui-même et que ne restent constants que les éléments du tableau de Mendeleïev

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

4 commentaires à propos de “autobiographies #14 | le poids des mots, le choc des photos”

  1. En vous lisant j’ai repensé à ce propos de Susan Sontag :
    « Les photographies produisent un choc dans la mesure où elles montrent du jamais vu.
    Malheureusement, la barre ne cesse d’être relevée, en partie à cause de la prolifération même de ces images de l’horreur. La première rencontre que l’on fait de l’inventaire photographique de l’horreur absolue est comme une révélation, le prototype moderne de la révélation : une épiphanie négative. Ce furent, pour moi, les photographies de Bergen- Belsen et de Dachau que je découvris par hasard chez un libraire de Santa Monica en juillet 1945. Rien de ce que j’ai vu depuis, en photo ou en vrai, ne m’a atteinte de façon aussi aigüe, profonde et instantanée. De fait, il ne me semble pas absurde de diviser ma vie en deux époques : celle qui a précédé et celle qui a suivi le jour où j’ai vu ces photographies (j’avais alors douze ans), bien qu’il me fallut encore plusieurs années avant de pouvoir comprendre complètement leur signification. A quoi bon les avoir vues ? Ce n’étaient que des photos : photos d’un événement dont j’avais à peine entendu parler et auquel je ne pouvais rien changer, d’une souffrance que je ne pouvais en rien soulager. Quand j’ai regardé ces photos, quelque chose s’est brisé. Une limite avait été atteinte, et qui n’était pas seulement celle de l’horreur ; je me sentis irrémédiablement endeuillée, blessée, mais une partie de mes sentiments commença à se raidir ; ce fut la fin de quelque chose ; ce fut le début de larmes que je n’ai pas fini de verser. »
    SUSAN SONTAG, SUR LA PHOTOGRAPHIE, 1983, P. 33-34
    Je ne sais pas si vous connaissiez, mais j’y trouve comme une parenté avec certaines de vos images.

    • merci de ta lecture.Et merci pour ce rappel des mots de Susan Sontag. Je ne me souvenais pas de ce passage de Susan Sontag (ou peut-être que j’ai vécu exactement la même chose et que j’ai oublié ses mots trop proches de ma propre expérience).
      J’étais étonnée en lisant les autres textes de retrouver une somme d’images plutôt intimes alors que nous avons aussi au fond de nous toutes ces images que nous tentons de repousser.

  2. (le bleu Gauloise et le bruit de l’œuf qu’on brise au zinc … )
    Oui Danièle vos images intimes et celles du monde se croisent … toutes celles que nous tentons de repousser ( ou que nous évitons)