(là commençait le muret, un bond et nous étions en hauteur, nous jouions les équilibristes, nous nous prenions pour des funambules, nous élimions nos vestes en les frottant aux arbustes – acacias, charmes, tuyas ? – c’était juste après la maison de la muette et il y avait un parking, de ceux qu’on appelle en épi, c’était un petit parking, il était toujours plein, c’était pour les ouvriers de l’usine d’à côté ou pour le bistrot d’en face ou pour la gare, il y avait ce petit parking caché derrière le muret, un parking en épi, et derrière le petit parking, il y avait des champs. Des villas, quelques-unes, celle du docteur Bersier, le souvenir de maman qui tombe dans les pommes, la poste, Tino, la fontaine aux poissons rouges, l’école primaire, le méchant régent Rappo et l’horrible dame de la couture, mais il y avait surtout des champs, de l’herbe, du maïs, de l’orge, du tabac, des tracteurs, des machines à patates, des champs très longs juste derrière ce petit parking ridicule toujours plein et les usines tout près qui commençaient à péricliter, l’horloge sur la première arrêtée à quelle heure, à midi, à trois heures, on ne se souvient plus, il y a maintenant un tatoueur, comme partout, et c’est allumé jour et nuit, et il y a aussi cette histoire de la baleine, c’était bien avant que nous ne montions sur le muret, c’était derrière les usines, dans les années soixante, est-ce que c’était une vraie carcasse de baleine, une maquette, un mythe, nous grimpions sur le muret et nous n’avions par peur, les baleines ne mangent pas les enfants. Juste derrière le parking il y a la villa du docteur Bersier, il nous donnera des pastilles, et en face, c’est la laiterie, mais ce petit parking, qu’est-il devenu, il y a eu un trou puis des murs et ce panneau – Tea-Room chez Mado, Droguerie Agostinelli – la poste s’est installée là – ce n’était plus Tino, c’était Roger – puis la poste a disparu, et après Mado, il y a eu Bibi, puis Bribri, des fois on dit encore chez Mado, par habitude, et la droguerie, ça n’a pas duré longtemps, la boucherie – est-ce qu’il y a encore une boucherie ? – le Denner, bien sûr, pile à place du petit parking, le Denner, et si peu de places pour les voitures, et des appartements, une place de jeu, l’ordinaire des centres villageois d’aujourd’hui, les champs repoussés loin au fond derrière les villas qui pullulent, un Centre médical tout neuf pour le docteur Bersier, tout à la même place, fini le muret, fini les arbustes, un arrêt de bus, une boîte à livres dans l’ancienne cabine téléphonique, fermées, et la cabine et la boîte à livres, il y en avait une autre, de cabine téléphonique, à l’époque du parking, mais où, près de la fontaine de la gare, devant la poste ? Des photos ? Rien trouvé. Si : la famille au grand complet devant un champ de maïs, mais dans la mémoire ce champ de maïs se trouve au même endroit que le petit parking, tout se mélange dans la mémoire. C’était pour les trente ans de mariage des grands-parents, je crois, il y avait les cousines, les oncles, les tantes, d’horribles robes bleues, des chemises bariolées, nous n’avions déjà plus l’âge de grimper sur le muret, cela se passait dans la grande salle du bistrot, mais aujourd’hui ce sont des appartements, la scène avec ce décor de forêt, le concert du chœur mixte, cette chanson de Brel chaque année, il peut pleuvoir sur les trottoir des grands boulevards, mais le petit parking, que reste-t-il du petit parking ? et cette histoire de baleine, qui saurait encore la raconter ? Parfois la muette sort de sa maison, elle balaie devant sa porte, elle nous regarde passer, elle articule un vague bonjour et nous savons qu’elle sait.)