La nuit tombée, le ciel appelle un noir intense au-dessus des arbres, de ceux qui débordent le regard intérieur quand on ferme les yeux avec force pour se couper du monde ; très haut par-dessus les toits de tuiles romanes et la tour Randonne, bien au-dessus de la montagne de Vaux, on distingue les étoiles, mais ici sur la place le lampadaire chasse la nuit ; il dénonce les silhouettes, les déplacements, l’origine des murmures ; il repousse les inquiétudes du passant prêt à traverser trois cents mètres carrés entre la rue de la Résistance et celle de la Juiverie, serrée et silencieuse, qui l’emmènera vers le pont roman et l’ancienne route de Gap ; il souligne de ses éclats de lumière le dégradé bleu récent du badigeon à la chaux qui recouvre son mur de soutien ; malgré ses quatre vitres sales qui protègent l’ampoule, il brille d’un blanc cru dans son environnement immédiat avant de déverser un halo jaune dans un rayon de cinq ou six mètres.
Le jour, nul ne le remarque. Attaché au mur par une patte en fer forgé peinte en noir, d’une quarantaine de centimètres, décorée d’une arabesque simple, il n’est rien d’autre qu’un lumignon vieillot perché à une hauteur telle qu’il n’entre pas dans le champ de vision d’un marcheur.
Chaque nuit, il éclaire le même volet sur la façade de la maison à ma gauche, volet entrouvert pour laisser circuler l’air, chaud encore à minuit, mais qui se rafraîchira sur le coup de quatre heures du matin, quand le pontias tournera dans la place, dans les ruelles alentour, dans la ville, ce vent qu’aucune légende ne vient enjoliver ; chaque nuit, le lampadaire jette son dessin carré sur les pavés, esquissant une croix dont les axes – qui correspondent aux tiges de métal sous le cul de son enveloppe de verre – se perdent dans un autre carré plus petit, décentré ; il illumine le rebord bétonné souillé de moisissures noirâtres qui surplombe l’appartement du rez-de-chaussée, longe l’arête du mur, hachure le sol d’une fine ombre portée ; il lèche d’orangé le coin de la place à cette heure de la nuit, cerne la courbe des pavés, la différence de leurs teintes, leurs imperfections, les taches ici et là laissées par l’huile des voitures qui se garent parfois, les feuilles anciennes tombées du platane imposant, jaunes avant l’heure ou délogées de l’entrelacs de branches qui les retenait à l’arbre depuis l’automne dernier, la grille d’un regard, quelques pousses d’herbe verte le jour, noire dans la nuit, et celle-ci coincée entre le mur et le pavage, plus étoffée, aux larges feuilles fusain.
Le jour, il s’accommode de la présence d’une boîte de dérivation à son côté, affublée d’un gros bouton bleu roi. Un câble électrique noir fuit jusque sous les trois rangées de corbeaux. Personne en bas ne le remarque. Il faut le surplomber, de face ou de côté, pour en connaître les détails intimes.
Il souligne encore le petit air italien de la place – dont la nuit pourtant éteint l’ocre des façades, rouge mat, orangé pâle, jaune ou rose clair, les volets verts, bleu turquoise fané, marron – et sa tonalité festive avec les vitrines joyeuses de tissus, de vaisselle, de petit mobilier ; il vide l’endroit de ses bruits diurnes, de ses rires, des pas des touristes, de leurs vagabondages, de l’agitation des marchés, il impose le silence ; dans son halo, on se tait, on marche tête baissée, sans souvenirs du jour, on ne voit plus que ce qu’il nous montre, le clair-obscur, l’envers du décor et ses modelés, il nous épargne nos peurs nocturnes, mais il ne peut rien contre les odeurs étouffées, ramassées, d’une foule de vacanciers mêlée à celles de la savonnerie du coin de la rue ou aux effluves de la distillerie derrière le pâté de maisons, qui s’épanouissent sur la place dans la paix de la nuit.
Entre nuit et jour, avec toute la modestie de l’objet.
Merci Marlen
Grand merci à toi, Françoise !
J’ai trouvé ce texte beau, très visuel, cinématographique.
J’en retiens une phrase en particulier… il dénonce l’origine des murmures.
Merci, merci Elizabeth Saint-Michel pour votre commentaire !
et cette façon de montrer la magie de la nuit et de cette source de lumière qui inaperçue le jour vient tout modifier (ou presque, disons colorer d’étrangeté)
merci de votre fidèle lecture, chère Brigitte…
très patiente et douce cette intimité qui se construit pour le lecteur avec cette place et ce lampadaire. On mesure son souffle. C’est drôlement bien !
Touchée… merci Jacques !
Oui, drôlement bien que tout cela juste sous pretexte d’un lampadaire. Comme il nous fait aspirer au noir, comme il mène la danse et dessine mais contre les odeurs il avoue son impuissance. Merci
Anne Dejardin, merci. Aspirer au noir, c’est cela !!!
Un lampadaire qui « repousse les inquiétudes » en toute tranquillité…Ai beaucoup aimé.
Merci Solange, pour votre lecture !