De ce nouveau départ, ce qu’elle ne sait pas encore c’est ce frisson procuré par la caresse du vent dans le feuillage tendre des érables, la splendeur des cerisiers en fleurs et le dessin des pétales sur le sol comme un instant de poésie saisonnière, la délicatesse du chant du rossignol et la discrétion des perles de pluie sur les toits en ardoise. Sans doute qu’elle ne sait pas encore que ce printemps pourrait se noyer dans ses tâtonnements, ses incertitudes et ces choses qui ne peuvent prendre place que dans le silence de soi. Elle n’est pas sûre d’hier, ne sait plus vraiment ce qui s’est passé, ne sait pas quand elle reviendra, si elle revient, n’imagine pas ce qu’un retour pourrait signifier. Sa vie est suspendue à de la poussière d’oubli, mise sur pause, en apnée, en apesanteur. Elle fait le tour de la chambre sans aucune idée de l’heure qu’il peut être. Le silence l’enrobe avec cette force invisible des jours sans lendemain. La lumière matinale tarde à se manifester par l’ouverture quadrillée de bambou. Elle se recouche sur le futon, la couette à l’imprimé fleuri en boule dans un coin. Quelques heures en arrière, elle se revoit à la descente de l’avion puis s’engouffre à l’arrière d’une voiture avec chauffeur comme si le temps pressait, dans une forme d’urgence incontrôlée, comme si quelque chose devait la rattraper, la retenir. Et puis, que sait-elle de cette femme qui voyageait à ses côtés ? Certainement rien, elle ignore encore le chagrin qui l’accompagnait, ne se doute pas qu’elle venait enterrer son père, un père qu’elle n’avait jamais connu. Le chauffeur l’avait déposée dans une ruelle étroite devant une petite maison en bois, il avait attendu qu’elle rentre pour démarrer. Aucune parole n’avait été échangée durant le long parcours depuis l’aéroport. Elle n’imagine pas encore que cet homme au costume noir, chemise blanche, cravate sombre, gants blancs et casquette, pourrait devenir une figure de premier plan dans les jours à venir. Cet homme réservé et pudique, qu’elle imagine employé de maison est certainement plus qu’un chauffeur, un être à part, parlant une demi-douzaine de langues, pratiquant l’ikebana avec élégance et le shodô surtout la nuit. Il pourrait être celui qui a déposé la pivoine dans cette pièce. Elle ne sait pas que cette machiya des années 50, aux parois en papier, à la façade discrète, écrasée entre deux résidences plus récentes, lui réserve des surprises. Peut-être que le temps viendra où le secret de sa tante, celle qu’elle considère en ces termes, celle qui était la meilleure amie de sa mère, celle qui a toujours eu un regard bienveillant sur son parcours de vie, lui sera révélé. Alors, il sera temps de prendre une décision. Sans savoir l’heure qu’il est, impossible de sonder l’épaisseur de la nuit, de savoir si le jour est imminent, elle ferme les yeux et perçoit, dans cet espace dont la maîtrise lui échappe, le renouvellement subtil du glissement d’une cloison.
Ikebana : art floral, l’art de faire vivre les fleurs
Shodô : art de la calligraphie, la voie de l’écriture
Machiya : maison en bois traditionnelle
Et beaucoup aimé aussi la délicatesse de ces fragments de mystère qui se déposent dans les texte comme des pétales ou glissent discrètement comme cette cloison qui voile ou s’entrouvre.
encore merci helena, suis très touchée et ravie que le texte t’ait plu
Il y a un rythme soutenu qui porte et accompagne personnages et décors mêlés. Maîtrise de l’Ikebana ?
merci pour cette lecture louise et pas vraiment spécialiste de l’ikebana mais intriguée
Beaucoup de mystère dans ce texte.
Comme Helena, j’aime beaucoup la délicatesse des descriptions, et l’expression très sensible de l’apesanteur d’un entre-deux.. il y a aussi une tension de plus en plus perceptible.. vivement la suite !
Tout un monde flottant
merci christophe pour ce monde flottant