LE GARNI

Je ne l’aurais pas vu si je n’étais pas entrée dans la photo d’avant. La rue pourtant, tant de fois sillonnée dans les deux sens, jusqu’au 16, là où se trouvait la galerie Erval dans laquelle, par hasard, des années après la fuite, j’avais vu accrochées les grandes encres noires, je croyais la connaître : en marchant à ce moment-là, je jetais un coup d’œil sur le reste -autres vitrines, façades ravalées et bien léchées de cette voie plutôt étroite menant au fleuve mais je ne baguenaudais pas : j’allais cœur battant vers la galerie. Toutes les autres portes, murs, noms, trottoir étaient seulement des signes avant-coureurs, des témoins muets de l’aimantation : tout me conduisait à la galerie. Le peintre a disparu, je suis revenue sur les lieux. Ils ne me sont pas étrangers mais ils ont surgi autrement. Le poète me guide. Il avait trouvé à se loger dans cette rue pendant presque un an. Un hôtel parmi d’autres : pas vraiment lieu de villégiature. Miteux, quelque chose du refuge clandestin pour voyageur perpétuel, le gîte et le couvert pour fauchés. Hôtel meublé, base arrière transitoire : la ville  stratifie tous les pas et les âmes en peine écrivaient dans les cafés le reste du temps. En quittant le meublé, il passait forcément devant la galerie : elle était alors hôtel particulier dans lequel une femme de lettres, également peintre, tenait salon. A-t-il fait halte à cet endroit, y retrouvant son ami Eugène ? Il marchait lui aussi jusqu’au fleuve ou, dans l’autre sens, vers le vieux quartier grouillant.  Mal au ventre, mal à la tête, mal partout. Ce jour-là, chaleur épaisse : il est revenu dans le garni pour attendre le verdict. Photo prise par Atget depuis la rue Jacob. Le mot Jacob à gauche et « lait pur. 20c », encadrement cintré du porche d’où est prise la photo. Pavement au premier plan, le regard traverse et de l’autre côté entre l’auvent blanc et une boutique à louer de suite -sans doute une boulangerie-, une entrée noire, avec devant un animal flou. Au-dessus de l’entrée noire, un bandeau : Hôtel du Maroc. Lettres blanc sur noir. Au-dessus du bandeau, un couple accoudé à la fenêtre -lui avec une casquette, elle buste en blanc. Au premier étage, deux autres fenêtres entr’ouvertes. Il doit faire chaud. Au-dessus des trois fenêtres s’étale à nouveau l’adresse : 57. Hôtel du Maroc. 57. Chiffre répété au début et à la fin : deux cariatides modernes. Au même niveau, au-dessus de la boutique à louer de suite, d’autres fenêtres aux persiennes à demi-fermées et une enseigne moins glorieuse, un peu dans la pénombre : hôtel des Pyrénées. Moins haut que l’hôtel du Maroc, fenêtres rectangulaires. Celles de l’hôtel du Maroc ont des stores, plus ou moins baissés, vaguement orientaux, des arrondis où logent des mascarons gris. Un petit fronton usé surplombe la fenêtre centrale, au deuxième étage. Vestiges d’une splendeur abîmée. Encore au-dessus : les trois chiens assis du quatrième et à l’arrière, les petites lucarnes. Sur le trottoir, une passante, longue robe blanche comme l’auvent qu’elle longe en s’éloignant. Hors de la photo, des indications : petit hôtel particulier au XVIIIème siècle, l’hôtel meublé a été le siège éphémère de « L’accusateur révolutionnaire », journal des ouvriers dont le fondateur fut le rédacteur de l’unique numéro paru en 1848. En 1902, Picasso désargenté partage une misérable mansarde du meublé avec un sculpteur. Devenu peu après le « 57. Hôtel Louis XV.57 » le garni s’est vite dégradé.  Restauré dans l’esprit de l’hôtel particulier initial c’est désormais un immeuble grand standing : pierres claires, entrée peinte en bleu avec, au-dessus, ornementée, l’inscription « Maitre Diéval, imprimeur ». Google view : à l’endroit de l’auvent et de la passante, une vitrine : lettrage noir sur blanc « Majesticfilatures » et en dessous : « deluxe teeshirt ». Actuellement : commerce non essentiel. A droite de l’entrée, là où était la « boutique à louer de suite», on voit la devanture noire -chic de « The Kooples », magasin de vêtements. Actuellement : commerce non essentiel. La galerie du 16, rue de Seine, a changé de nom. Elle est vide et fermée.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

5 commentaires à propos de “LE GARNI”

  1. la création du petit square aux palmiers du bout de la rue Jacob – plus haut sur la rue, même trottoir, nous allions manger à l’épicerie la table d’Italie des pâtes pour peu (mais déjà trop à l’époque)(il y avait dans cette épicerie trois ou quatre tables) (il me semble me souvenir qu’il s’agissait de l’officine intitulée aujourd’hui ou de nos jours poissonnerie dont le p est transformé en b – six neuf)

  2. Rétroliens : Carte postale d’ailleurs d’ici de ci de là – maison[s]témoin

  3. Merci pour ce texte et pour nous montrer ce qu’au premier coup d’oeil on n’avait pas vu.

  4. Je salue aujourd’hui le poète et aussi FB qui crée pour les passagers de tous bords les conditions de l’embarquement et celles du voyage. Merci à tous les passagers et particulièrement à Brigitte, Piero, Nathalie, Catherine, Danièle, Héléna. Sur le pont, sans se connaître, on a parlé. On a voyagé.