Prologue :
J’étais partie à Copenhague et je suis arrivée à Helsinki. Je suis passée par Torronsuo et je me suis perdue sur le bas-côté de Tallinn. Je vise Stockholm et atterris à Uppsala. Je suis bien là-bas, j’y reste pour ses bas-côtés, ses reliefs, sa cathédrale Domkyrkan. Trondheim est mon deuxième objectif. Oh, je pourrais aller à Oslo ou à Bergen, mais la cathédrale de Trondheim m’accueille avant d’aller jeter un œil à la Nidelva. Comme elle, j’ai envie de je me jeter dans le Trondheimsfjord. Et c’est là que j’ai pris des paniers, j’ai pris des paniers de crabe que j’ai emmenés partout avec moi. J’en ai donné des crabes aux gens de Bakklandet. J’ai pris le Trampe et je suis montée à vélo pour distribuer mes crabes. Aux abords du Kristiansten Festning, les crabes ont littéralement fait sensation. Tous ces gens de Trondheim ont goûté à la saveur douce et sucrée de ces crabes pêchés en mer, dans cette mer de Norvège qui me tient éloignée du Trondheimsfjord. Je fais tout pour rejoindre la Nidelva et donner mes crabes au Gamble Bybro. J’en ai vendu au Britannia Hotel pour 100€ le kilo. Je me suis ensuite engagée sur le Munkholmen pour faire goûter mes crabes aux gens de là-bas. Ils ont, eux aussi, apprécié mes crabes pour leur saveur douce et sucrée. J’avais de moins en moins de paniers de crabes. Je devais faire attention : les crabes se mangeaient entre eux mais, vue la vitesse de mon voyage dans la ville de Trondheim, ils n’avaient pas trop le temps de grignoter trop de chair de leurs voisins. Je suis restée ici jusqu’à voir une aurore boréale pas loin du Kristiansund. Eh oui, nous étions en plein mois de janvier, en plein hiver, et les crabes remplissaient les paniers des habitants du Trondheimsfjord. C’était la saison des crabes.
#01 la nuit d’avant :
Je ne me souviens pas avoir dormi à l’hôtel avant mon départ pour l’Islande. J’ai dormi chez moi. Châteaudun à Orly, ce n’était pas la mer à boire et il me semble bien avoir dormi chez moi. J’ai fini de préparer mon sac à dos. Je n’avais pas oublié de jeter un œil sur mes guides de voyages avec tous ces noms qui évoquent invariablement une destination du nord, presque une destination du grand nord. Je partais fin janvier pour aller voir les aurores boréales. J’en rêvais depuis tant d’années que je pense que j’en ai rêvé dans mon sommeil, la nuit avant mon départ. J’avais fait le ménage dans ma chambre. Cela sentait le propre et le savon noir. J’étais bien excitée à l’idée de partir vers l’île de ces volcans encore en activité. Ce n’était pas que j’étais en pleine éruption mais j’étais en pleine ébullition. J’avais quand même réussi à trouver le sommeil. Je me suis gavée d’images et de vidéos d’Islande, la soirée avant mon départ. Je voulais déjà être là-bas, bien évidemment, cela allait de soi. Contrairement à mon habitude, pour ce voyage , je partais et je voyageais seule. Signe de mes appréhensions : j’avais fait et défait dix fois mon sac à dos en me référant à mes guides de voyage pour savoir ce que je devais emmener. C’est que là-bas, il faisait très froid et je n’aimais pas ça, le grand froid. Alors à quoi bon partir pour l’Islande à la fin du mois de janvier si tu n’aimes pas le froid ? La nuit d’avant le départ, cette nuit-là m’appartenait pour une fois. Je partais seule pour une destination où les nuits ressemblent aux jours.
#02 arrivée dans la ville :
J’ai pris une formule chère pour partir en Islande. Neuf jours/huit nuits à photographier les aurores boréales. Neuf jours/huit nuits à jouer sur la réalité. Je suis arrivée à l’aéroport de Keflavik où le guide-photographe nous attend. Nous sommes trois à avoir pris cette formule de voyage organisé. Le guide-photographe est un Français. Il s’appelle Carl. Nous ne sommes que trois dans ce groupe. Il faut dire que le prix est prohibitif et que la saison ne se prête guère à l’excursion. J’ai fait connaissance avec Benoît et Suzy, que j’ai immédiatement eu envie d’appeler Suzy Wan. Elle n’a rien d’asiatique, pourtant. C’est une blonde de type normand. Encore un reliquat de l’enfance et de ses pubs toxiques qui m’atteignent à un âge avancé. L’aéroport est « calme et propre », comme il est stipulé dans un de ces avis google. Propre soit, mais calme, avec des avions qui décollent et se posent ? Eh bien justement, l’aéroport est calme. Le trafic aérien est au ralenti pour ce dernier jour du mois de janvier. Neuf jours/huit nuits d’un calme authentique. C’est ce que promettait la brochure de ce voyage organisé que j’ai pioché sur internet. Il faut maintenant aller à la capitale. Reykjavik est à cinquante kilomètres de Keflavik. Nous sommes montés dans le minibus qui nous emmène à notre chambre d’hôtel. Il est quinze heures et il fait nuit. Il faut parcourir ces cinquante kilomètres sur la route 41 pour arriver à Reykjavik. Là aussi, la nuit est tombée, cela va de soi. J’espère voir Reykjavik et son port allumés. Toute cette nuit me donne envie de dormir. Reykjavik est la capitale la plus septentrionale au monde, garantit la brochure internet. Je n’ai pas froid. Il fait chaud dans ce minibus. Notre petit groupe a déjà commencé à parler photographie et matériel. Je ne suis pas bien équipée. Je compte sur mon Sony Alpha 100 pour me faire des photographies d’aurores boréales qui soient à la hauteur de mes espérances. Les autres ont des boîtiers hybrides. Je m’en remets aussi à mon smartphone. Je ne sais pas à quoi m’attendre et, dans ce minibus, je suis plutôt dans une certaine expectative. Je n’attends rien de particulier de la capitale de l’Islande, sinon que là est la première nuit d’hôtel et que nous devons y rester deux jours pour profiter des vapeurs des sources chaudes. J’aurais préféré y venir en bateau plutôt qu’en minibus. Tant pis pour la saison. Sur la route 41, nous sommes sur une deux fois deux voies. L’arrivée à Reykjavik s’est réalisée par un incroyable lacis de ronds-points. On ne distingue rien. On est encore loin de l’hôtel qui est en plein centre-ville, d’après ce que nous a certifié notre guide. Carl est un guide placide et souriant. Benoît a une cinquantaine d’années, comme moi, et Suzy une quarantaine d’années. Visiblement, nous sommes tous les trois célibataires et sans attaches. Benoît est disquaire dans un centre culturel Leclerc, Suzy travaille à l’association des paralysés de France et moi, je travaille dans une médiathèque. Nous recherchons vraisemblablement la même chose, ce côté surnaturel de l’Islande vendu sur la brochure internet de l’agence de voyage, mais peut-être pas de la même manière. Libre à nous, pendant ces neuf jours et ces huit nuits, de faire réellement connaissance ou non. Moi, comme à mon habitude, je suis sur la réserve, un peu comme Carl, notre guide. Et l’église de Reikjavik qui s’avance sur nous, comme ça, totalement illuminée, un peu comme un drakkar qui va partir sur la mer. Cette forme là, c’est sûr, nous sommes en plein pays Viking. C’est ce que je recherche aussi, dans ce voyage qui me mène au pays des aurores boréales et des jours qui ressemblent aux nuits.
#03 L’impossible retour :
Nous arrivons à l’hôtel de Reykjavik pour y passer une nuit, avant de rejoindre le parc de Geysir le lendemain matin avec un autre minibus. Est-ce un piège à touristes, ce parc de Geysir ? J’y sens comme une attraction, une faiblesse qui me parcourt pour rester scotchée devant le Strokkur. « En éruption depuis 1789 » dit la brochure touristique. Et ça me scotche tout autant de savoir que l’on peut voir ce geyser en activité depuis la révolution française. C’est une autre forme de révolution qui a eu lieu cette année là dans cette île d’Islande avec ce Strokkur hyperactif. Toutes les cinq minutes, il jaillit des entrailles de la terre. J’ai failli me faire totalement asperger. Il y a un restaurant et un hôtel dans ce parc de Geysir. Le minibus et son chauffeur nous ont laissés avec Carl, notre guide, sur ce grand parking où des centaines d’autres voitures de location ou des bus de touristes se sont rangés pour aller admirer les geysers. Geysir, une attraction-répulsion. L’énormité de ce geyser qui érupte trois fois par jour et qui peut atteindre les 70 mètres de hauteur. De quoi être largement surpris et émerveillé devant l’énormité de cette chose qui jaillit et surgit sans coup férir. Seul le Strokkur prévient de ses futures éruptions. Une bulle d’eau se forme avant le grand jaillissement. Je suis restée plusieurs heures devant ce phénomène, totalement absorbée par cet effet naturel, totalement choquée par tant de beauté. Je suis restée prisonnière de ces images que je voulais prendre. Se dessinait alors l’impossible retour en terre dunoise. Je n’ai pas été attrapée par les aurores boréales en Islande, enfin pas encore. J’ai été attrapée par ces geysers qui ont fait irruption dans ma vie. Qui ont fait éruption dans ma vie devrais-je dire, totalement fascinée que j’étais par ces sources chaudes qui laissent des trainées de vapeur derrière elles. Mon objectif est de prendre un maximum de photos du Strokkur en éruption. Et j’ai dû faire cent cinquante à deux cents photos. Toujours insatisfaite de ce que ça peut bien donner sur le petit écran de mon Alpha 100. J’en ai pris une cinquantaine avec mon smartphone, mon Samsung A51. Là, je suis plutôt contente des résultats. Je ne sais toujours pas ce que cela donnera pour les aurores boréales mais pour l’instant, je reste scotchée aux geysers de Geysir. Je sens que Carl est prêt à m’abandonner ici, avec Benoît et Suzy. Tous les trois nous éprouvons la même fascination pour ce geyser si actif, si puissant qui nous absorbe totalement. J’ai envie de rester là, de ne pas retourner sur mes pas. Je sens comme l’impossibilité de refaire les chemins du passé. Je me laisse totalement absorbée par ce présent si puissant. Je suis en état de faiblesse. Je me laisse emporter par ces grandes surprises que sont ces éruptions. Toute cette mécanique qui n’est jamais la même. Observer ces gaz qui s’échappent de ces sources chaudes, ces halos lumineux qui entourent ces eaux si bleues et si profondes. Je me laisse happer par ce bleu si profond qui m’attrape et m’enlace autour de moi, dans mes yeux qui tombent au fond de ces grosses bulles d’expulsion. Ce bleu si profond que je me laisse happer par le fond. Fondue et enchaînée à ces grilles de protection qui m’empêchent de tomber dans le fond de ces bulles d’un bleu profond. Je ne peux plus revenir en arrière.
#04 Halte sur cosmoroute :
Nous décidons d’aller de l’avant et de continuer ce Cercle d’or. Nous faisons une halte au parc national de Thingvellir. Nous nous arrêtons près de l’église. Un pique-nique en Islande en plein mois de février ? Il fait presque nuit, ce midi, sur le parc national de Thingvellir. Nous ne voyons pas grand-chose mais nous imaginons très bien cette faille sismique. Nous ressentons les secousses telluriques à cet endroit précis. Nous sommes prêts à sortir nos appareils-photos pour prendre en photo cette faille tellurique qui sépare le continent américain de l’Eurasie. Nous sentons décidément bien les secousses. Nous sommes attablés à une table de pique-nique, nous quatre, comme de vrais touristes qui viennent ici en été. Il n’y a presque personne autour de nous. C’est l’effet de l’hiver qui nous encercle et qui nous fait vivre un pique-nique polaire. Nous mangeons des sandwichs au saumon fumé. Pas de jambon pour Carl qui ne mange pas de viande mais qui mange du poisson, en bon flexitarien. C’est ce qu’il nous avait expliqué dans le minibus la veille. Le chauffeur nous attend dans le minibus avec des sandwichs au pâté et un thermos de café. Nous, nous prenons le frais. Nous nous réchauffons avec du thé et des gâteaux au chocolat. Sandwichs au saumon fumé et gâteaux au chocolat. Voilà le menu du déjeuner qui ne s’éternise pas trop. Nous regardons autour de nous, pris par l’envie de prendre des photos de tout et n’importe quoi. Allez hop l’église, allez hop les volcans au loin, allez hop la cascade. Nous parcourons le site en minibus, appareils-photos en bandoulière. Nous revenons près de l’église pour y prendre un café. Impossible de la visiter mais nous siégeons ici, nous sommes bien, sur ce parking, en attente, en transit, avant d’entamer une nouvelle visite et en attendant une aurore boréale. Nous attendons patiemment, nous sommes assis sur nos pliants, un thermos et une tasse de café dans chaque main, l’appareil-photo sur la poitrine. Nous ne manquons de rien. Nous sommes bien campés et nous attendons que la nuit tombe complètement après avoir fait un tour du parc tout l’après-midi. Nous avons élu domicile là pour la nuit. Enfin c’est ce que nous pensons. Nous sommes en quête d’une belle lumière. Près de l’église, il y a encore trop de lumières artificielles. Nous reprenons le minibus et nous nous garons près de la fameuse faille sismique qui partage l’Amérique de l’Eurasie. Nous sentons s’écrouler la terre. Nous nous installons avec nos pliants et nous faisons le planton, comme de bons gros touristes qui veulent en avoir plein la vue. Et nous en aurons plein la vue justement. Un grand halo lumineux blanc nous tombe dessus. Nous canardons. Nous prenons une multitude de clichés. Résultat ? Un grand voile vert sur toutes nos photos. Nous faisons des ho et des ha en découvrant nos clichés. Nous sommes soudés plus que jamais. Nous sommes en quête de la même chose, de ces fameuses couleurs qui s’impriment dans la rétine de nos appareils-photos. Encore un grand halo lumineux blanc et c’est du rose qui apparaît. Toujours des ho et des ha qui sortent de nos bouches. Nous sommes plus excités que jamais et nous avons raison de rester ici. Carl, qui n’est pas bavard, ne dit plus rien. Il se laisse absorber par ce deuxième halo lumineux blanc qui nous a totalement envahis. J’en garde plein pour ma rétine. J’en prends décidément plein les yeux. Jamais je n’avais vu de telles couleurs sortir de mon appareil-photo, de mon petit Alpha 100 qui se surpasse. J’en suis satisfaite. Je mets mes photos sur mon netbook que j’avais emmené avec moi. J’ai envie de les poster immédiatement en ligne, sur ma page Instagram. Mais je me ravise. Je prends mon smartphone, à la recherche d’une troisième lumière. Nous décidons de lever le camp et d’aller plus au sud encore. Après quarante minutes de minibus, nous nous plantons près d’un petit chemin. Impossible de dire ce qu’il y a devant nous. Il y a encore ce grand voile lumineux blanc qui nous entoure et nous happe. Hop, nous sortons immédiatement les appareils-photos sans avoir besoin de sortir les pliants. Directement du producteur au consommateur. Nous consommons avec beaucoup d’ardeur ces lumières particulières qui laissent un souvenir inoubliable dans nos rétines, dans nos appareils-photos et dans nos ordinateurs. Après avoir mitraillé, nous nous installons enfin pour cette troisième et dernière halte qui entame une nuit pleine d’ardents clichés. Nous sourions tout le temps. Le spectacle nous paraît incroyable et inoubliable. Nous ne nous connaissions pas et pas sûre que nous allons repartir avec de nouveaux noms dans les contacts de nos smartphones. Mais pour l’instant, nous sommes un groupe totalement uni, totalement soudé par le même objectif : revenir avec des images qui impressionnent.
#06 Italo Calvino les villes invisibles :
Il était temps pour moi de faire une pause dans ce voyage. J’ai imposé au groupe une journée de liberté à Reykijavik. Une journée entière pour se remettre de ce spectacle magnifique que sont les aurores boréales. Je ne pensais pas que ce spectacle allait arriver aussi vite dans le voyage. Cela avait été la surprise de Carl qui ne nous avait pas tout à fait préparé à cela. Il nous avait juste averti de nous habiller chaudement. Je n’ai pas été du tout déçue de ces lumières qui ont été au-delà de mes espérances. Maintenant, nous avons une journée pour nous en remettre avant de reprendre le chemin du Cercle d’or. J’ai décidé de ne pas tout à fait m’en remettre. J’ai passé ma journée à l’hôtel à regarder mes photos dans mon netbook. Je suis juste sortie pour aller manger quelque chose avec le groupe. A l’hôtel, il y a ce réceptionniste qui connait très bien le français et qui connait très bien Carl. Je lui ai montré mes photos. Il s’est montré intéressé par politesse il me semble. Un spectacle évidemment qu’il connait très bien sans pour autant le côtoyer si souvent que cela m’a-t-il dit. On avait tellement de choses à apprendre de nous deux. Il voulait connaître mes habitudes entre mes photographies et ma vie de bibliothécaire. Je lui ai dit que ma vie de bibliothécaire influait sur ma vie de photographe dans ma façon de classer mes photos. Pour la prise des clichés, je m’attache le plus souvent soit à des plans larges soit à d’infimes détails. Là, avec les aurores boréales, j’avais été servie en grands plans larges. Idem pour le Strokkur, de grands plans larges alors que j’avais pris d’infimes détails de la nature dans le parc de Thingvellir. Entre les mousses qui jonchaient les sols et les perles de pluie sur les végétaux, la neige et les cristaux de neige, je passe hardiment du grand plan au zoom macro photo. Il n’y a pas de commune mesure, pas d’entre deux. C’est ce qui a frappé Erik, le réceptionniste de l’hôtel, qui m’a affirmé qu’il n’avait jamais encore vu de tels champs et contre champs de l’Islande. Il m’offre un nouveau regard sur mon regard de photographe. Jusqu’à maintenant, je n’avais encore jamais réfléchi à mes prises de vue. Je me laisse souvent emportée par mon instinct. Erik m’indique que de Gullfoss à Selfoss, je pourrais aussi bien faire du plan large que de la macro. J’ai tout à coup envie de voir ces chutes d’eau, cette glace qui laisse des traces sur la végétation qui dort. J’ai tout de suite envie d’une nouvelle expédition. Erik m’affirme qu’il en parlera avec Carl quand il reviendra ce soir. Moi, pour l’instant, je me laisse emporter par cette nature dont me parle Erik. C’est tout l’avantage d’une destination telle que l’Islande. De quoi ramener des milliers de photos. Les aurores boréales sont assurément magiques, mais tout le reste, le maigre soleil qui s’abat sur la nature l’hiver, la lumière et la non lumière, les arborescences et l’eau. L’Islande est une île. Volcanique. Une île qui nous emporte et nous transporte. Troisième ou quatrième jour de voyage. Je ne sais déjà plus où j’en suis. Cette île est affolante de beauté. Je n’ai pas envie de partager mes sensations avec le reste du groupe du voyage organisé. Je souhaite rester avec Erik qui me parle du Cercle d’or d’aussi loin des guides touristiques. Je communie avec lui. Comment appréhender l’Islande ? J’y reviendrai, c’est sûr, en été. Là, je suis trop pressée de continuer à voir les aurores boréales. Je n’en suis pas encore rassasiée. Les photos que je montre à Erik sont tellement surnaturelles. Tout, ici, est irréel. Mes photographies sont masquées du réel. C’est ce que me dit Erik. « Tes photos, elles sont loin de la réalité. Elles ne sont pas terriennes. Elles sont irréelles et inessentielles. Elles ne prennent que des détails et ne rendent pas compte de notre réalité. », me dit-il avant que je lui confie que mon vieil Alpha 100 a encore de beaux restes mais que toutes mes photos semblaient totalement surnaturelles avec lui. Je lui avoue que j’ai hâte d’aller à Gullfoss. Je me tiens prête pour l’expédition de demain. Je ne sais pas encore ce que Carl, notre guide, a décidé de nous montrer pour le lendemain. Et moi, tout à coup, j’ai faim.
#07 Bergounioux le tout petit voyage :
J’ai eu faim mais je ne me figurais pas encore le tout petit voyage qui se profilait à l’horizon. Le lendemain, on prend la route pour Gullfoss. Avec une surprise de taille : c’est Erik qui prend le volant du minibus. De réceptionniste de l’hôtel, il se mue en chauffeur de minibus accompagnant les touristes à la recherche des aurores boréales dans le Cercle d’or. Direction Gullfoss, indique Erik en plantant ses yeux bleus-verts dans les miens. Erik n’est pas tout à fait blond mais plutôt châtain clair. Je ne vois pas pourquoi je parle de son physique puisque le physique des gens me laisse habituellement indifférente. Il est châtain-blond et plutôt rond. Il me plait. Il doit avoir quarante ans. Dix ans de moins que moi. Je ne sais pas ce qu’il a derrière la tête à me regarder comme ça. Toujours est-il qu’il plante ses yeux bleus-verts dans mes yeux gris et que cela ne me déplaît pas. Il me regarde comme s’il faisait le tour du propriétaire. Il m’intime l’ordre de me mettre à l’avant, à ses côtés. Carl est ainsi détrôné. Benoît et Suzy ne paraissent pas surpris outre mesure. Carl désormais n’a plus rien à faire. Il se laisse guider par Erik. Tout le monde se met au diapason d’Erik qui se lance sur la route de Gullfoss. La route est très bien aménagée. Cela sent le point pour touristes à gogos à plein nez. Les chutes d’or s’offrent à nous. Il y a très peu de monde. On descend tous du minibus sauf Erik. C’est lui le chauffeur et il doit garder la voiture. Sur le trajet, il m’a donné quelques conseils pour réussir mes clichés. Des chutes d’eau, se formaient des petits blocs de glace qui pouvaient scintiller au soleil. Et c’est vrai qu’il fait beau aujourd’hui. Il fait beau mais froid. Erik, avant de me laisser sortir, me lance quelques recommandations. Je ne vois pas de prime abord pourquoi tant de sollicitudes. Puis je me suis rappelé notre entente de la veille autour de mes photos. Il partage la même passion que moi pour les photos mais son job de réceptionniste ne lui permet pas de pouvoir faire ce qu’il veut. Moi non plus d’ailleurs pour mon métier de bibliothécaire qui ne me laisse pas tant de temps que cela pour m’adonner à la photo autant que je le voudrais. Mon voyage en Islande devait pallier ce fait. En fait, la présence d’Erik à Gullfoss me rassure. Il m’a donné quelques trucs de photographe pour bien appréhender la lumière, l’eau et la glace. Avant d’atterrir en Islande dans un hôtel de Reykjavík, Erik était photographe pour une agence d’images. Il a voyagé dans le monde entier. Erik est Belge. C’est ce qu’il m’a confié sur la route de Gullfoss. Il m’a davantage parlé de son parcours mezzavoce. Alors que la veille il n’avait strictement rien dit, il est un peu plus entré dans la confidence pendant la route qui nous menait aux chutes d’or. La conduite d’Erik est fluide et souple. Je n’ai pas peur avec lui comme il m’arrive pourtant d’avoir peur lorsque quelqu’un d’autre que moi prend le volant. Nous sommes bien partis pour passer la journée avec lui. Je sens déjà que j’aurais dû mal à me passer de lui et de son regard bleu-vert. J’attends le soir avec beaucoup d’impatience. On doit encore photographier des aurores boréales mais cette fois-ci dans des endroits escarpés. Pas question de s’éloigner du véhicule comme la première fois. Le temps est clair mais nous devons restés soudés. Je fais équipe avec Carl me suis-je dit. Il a un bon niveau de photographie. Je ne m’étais pas imaginé ce qui allait se produire par la suite. Allais-je en prendre pour la nuit ou pour la vie ? Jusqu’ici, le châtain-blond Erik s’est montré aussi discret qu’insistant auprès de moi. Ses regards appuyés me font l’effet de lancers de fléchettes. Il a le compas dans l’œil, me suis-je dit, il a atteint sa cible. Pique-nique le soir avec des bouffis et des pommes de terre, comme le midi. On s’arrête à Selfoss après avoir jeté notre dévolu sur le Kerid Crater, au lac dont la couleur rappelle les yeux d’Erik. En sa présence, j’oublie l’existence de nos autres compagnons de voyage. Ils brillent par leur absence. Ma focale est fixée sur notre nouveau chauffeur de minibus. On ne verra rien d’extraordinaire ce soir-là. Les bouffis avalés, je n’aurais d’yeux que pour mes photos du Cratère Kerid. Bleu-vert. On est restés à Selfoss toute la soirée. Erik n’a pas voulu s’aventurer en dehors de ce périmètre avec la neige et la nuit qui sont tombés. Il est novice en tant que chauffeur de minibus. C’est son premier coup d’essai. Il a voulu tester. J’ai sorti mon alpha 100 et lui son hybride, un Sony aussi. Un Sony Ericsson ? Toujours est-il qu’on a le même but aujourd’hui : photographier les aurores boréales alors que le ciel est dégagé. Les conditions sont réunies. Et moi, comme une andouille, je préfère prendre des selfies avec mon photographe chauffeur de minibus. Il me met rapidement dans le droit chemin. Pas de dispersion dit-il. On est coincés sur le même point fixe pour toute la soirée. Erik chasse avec nous lui aussi. Pas de chasse, ça non, mais de l’affût à scruter le ciel toute la nuit. Il fait froid. Le fond de l’air est glacé. Je trouve qu’Erik est trop rapide avec moi. Il me prend dans ses bras. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi moi. J’ai envie de faire machine arrière et de me retrouver le matin avec le chauffeur de minibus habituel. J’aurais préféré qu’Erik remplace Carl qui ne sert désormais à rien d’autre que de dire : c’est bon, appuyez-là sur le déclencheur. J’ai dit que les autres n’existaient plus ? Pas tout à fait quand même. Ils sont revenus tout de suite à mon esprit dès qu’Erik m’a pris dans ses bras. Tout à coup, j’ai eu honte de moi. Je ne pensais pas être une cible aussi facile. Facile à prendre, facile à comprendre ?
#08 Quintane : reconstitution Colomb :
Erik est mon nouveau pic.
—- La baleine. Nous pourrions aller chasser la baleine. La baleine, c’est le sel. La baleine, c’est le gras.
—– La baleine, c’est une espèce en voie de disparition. Nous pourrions la chasser pour la photographier. En Islande, on la chasse encore pour la manger.
—– Le poisson. Poissons solubles dans l’eau de bouillon. Saumon, hareng, morue, requin, s’embarquer sur un bateau de pêche pour finir dans les cuisines d’un restaurant.
—- Rester à Reykjavik avec Erik jusqu’à la fin du voyage.
—- Piscine. Se baigner en février dans une piscine en plein air avec une eau fumante et écumante.
—– Ronde, rondeur, rondeurs, gaine, corset, soutien-gorge à pointes. Soutien-gorge en coton. Ça me fait penser à Jeanne, ma grand-mère, qui avait de petits yeux ronds et bridés. Elle avait des petits doigts boudinés avec de tous petits ongles peinturlurés. Elle se maquillait. Moi je vis au naturel. Est-ce qu’Erik aimera ça ?
—– Poisson faisandé et saumuré.
—– Brandade de morue. Purée. Tu fais la pige à ta grand-mère.
—– Islande ou Canaries ? Reykjavik ou Saint-Palais-sur-Mer ? Rien de commun. A la recherche d’une baleine, une espèce en voie de disparition que l’on a trop souvent chassée. A la recherche d’un mammifère marin qui s’échoue lamentablement sur les plages en été. A la recherche d’un cétacé en passe de tout faire chavirer. Avoir le cœur bien accroché. S’amouracher d’un perdu de vue à la vue odorante.
—- Aller dans une piscine et se baigner en extérieur en plein mois de février. Une piscine pleine de chaleur, de fumée et d’écume comme dans un sauna. Se baigner avec un maillot de bain une pièce et un bonnet en caoutchouc avec des fleurs en relief. Faire la limace dans la piscine. Se tremper le corps entier.
—– Fraîcheur : je me sens aussi fraîche qu’un nouveau-né inexpérimenté, un nouveau-né qui aurait trop pleuré du chagrin de n’avoir pas vu sa mère depuis un mois. Je suis ma grand-mère et je cache la raison de ce voyage inexpérimenté, comme fouler une terre vierge et inexplorée.
—- Candeur : candeur des sensations et des sentiments. Retrouver la matrice originelle. Retrouver le poids des sentiments qui s’agrègent au sol. Sol verglacé, sol volcanique, sol riche en minéraux. Sol qui s’agrège aux sentiments pour Erik qui prend tout de suite une grande importance dans ma vie. Je ne l’avais pas vu venir. Comme si je l’avais déjà connu ou reconnu. Connaissance, reconnaissance. Coïncidence ? Il connaît la Bretagne et Port-Louis où je vais souvent.
—– Lumière : il aime la lumière de la Bretagne qui est vive sans être rasante. Il aime la lumière de l’Islande qui se fait davantage désirer.
—— Désirer. Désir. Entrer en communion avec son corps et son esprit. Entrer en communion avec ses propres désirs, ses atermoiements et ses émotions. Tout ceci n’est-il que physique, anatomique ou psychique ? Être à l’écoute de son corps et de son esprit. Entrer en communion avec Erik qui ne voit rien d’irréel mais quelque chose de consensuel, de l’ordre de l’ordre établi. Il savait qu’il allait rencontrer quelqu’un en Islande et que cela aurait de l’importance.
——- Importance. Une rencontre importante ? Une rencontre charnelle ? Une rencontre essentielle ? Une rencontre existentielle ?
—— Une rencontre rapide. Rapidité des sentiments éprouvés comme s’ils avaient toujours existé. Une rencontre impossible ? Une rencontre contre l’ennui et la monotonie ?
#09 Wittig
Erik Emerson me raconte une histoire. Oui, Emerson, c’est son nom. Il avait des ascendances flamandes et danoises. Emerson, mon Erik, me raconte une histoire qui lui est arrivée par procuration. Il était amoureux d’une certaine Isabelle Demoiselle. Elle habitait Illiers-Combray. C’est assez proche de chez moi, à une trentaine de kilomètres de Chateaudun. Il n’y a pas de petit hasard. Il était plus ou moins amoureux de cette Isabelle Demoiselle avec laquelle il discutait sur Meetic. Il ne l’avait jamais rencontrée mais ils s’étaient échangés des photos.
« Je n’étais pas amoureux d’elle mais elle m’intriguait. Nous discutions photos et elle me parlait de ses nombreuses conquêtes, d’un certain Jean-Francois Gras qui était assureur et d’un certain Franck, DJ de son état. Elle me parlait de ses voisins bruyants et alcooliques
Elle me parlait de son métier de documentaliste dans un lycée. Elle écrivait des poèmes et des histoires pour adultes dévergondés. Elle était dévergondée et astucieuse. Elle avait de l’énergie à revendre et était souvent découragée par sa mère qui la limitait en toute chose. Elle était très vivante et enthousiaste et adorait les hommes. Elle s’intéressait à mon métier de photographe que j’ai lâché il y a cinq ans. Elle voulait venir me voir en Islande car les aurores boréales l’intriguaient. Elle avait un bel avenir qui l’attendait ? Elle était allée au collège Marcel-Proust et au lycée Emile-Zola. Elle était allée à l’université d’Orléans puis avait écumé les collèges d’Eure-et-Loir et de Provence en tant que professeur-documentaliste. Elle était au lycée Silvia-Monfort depuis cinq ans, lorsqu’elle était revenue vivre à Illiers-Combray après quinze années passées en Provence. Elle avait perdu son petit ami. C’était une bastonneuse désespérée par le monde tel qu’il tournait. Elle en voulait à sa mère qui la maintenait cadenassée dans sa maison. Elle s’échappait grâce à internet. Jusqu’au jour où elle a rencontré Franck qui voulait la fliquer. Elle l’avait invité chez elle une fois et il avait fouillé sa maison à la recherche de ses historiques internet, sur son ordinateur, sa télé et son smartphone. Elle s’en était aperçue et l’avait mis dehors. Elle ne l’avait revu que deux ou trois fois après ça. Il la suivait et la pistait jusque dans son lycée. Il voulait ruiner sa réputation. Elle était très populaire auprès de ses élèves et elle les sensibilisait à l’environnement grâce à une petite gazette. Elle ne voulait pas que l’on ruine son travail et elle avait porté plainte à la gendarmerie car elle avait senti son ombre sur son col. C’est Franck qui l’a trucidée. Je l’ai appris sur les réseaux sociaux. J’étais abonné à la page Facebook de son lycée qu’elle mettait à jour. J’ai vu son portrait et sa dernière vidéo sur sa chaîne YouTube. Elle était toujours belle. Franck l’a étouffée avec les débris de sa moquette. C’était le chantier chez elle. Elle refaisait son salon. Elle est morte dedans et il l’avait étranglée avec une lanière de moquette. Je l’imagine violacée. Après il l’a violée et a tout saccagé chez elle. Il la haïssait. Elle l’avait repoussé et il ne supportait pas qu’on lui résiste. C’était un violeur. Il en avait violenté plus d’une, c’est ce qu’ont marqué les journaux. Je me suis inscrit sur les réseaux sociaux d’Illiers-Combray où ils parlaient de l’affaire. Ils relayaient les informations. C’était l’été dernier. Moi qui voulais voir le musée Marcel-Proust… »
Toute cette histoire, j’en avais entendu parler dans les journaux locaux mais je ne connaissais pas autant de détails. Y’a-t-il de petits ou de grands hasards pour que je me retrouve avec cet Erik Emerson qui a connu Isabelle Demoiselle, la documentaliste du lycée Silvia-Monfort, morte assassinée et étranglée par un DJ de pacotille en mal de puissance ? J’ai promis à Erik de l’accueillir chez moi dès que tout ceci serait possible. Nous irons voir ensemble le musée Marcel-Proust et fleurir la tombe d’Isabelle Demoiselle, si jamais il y a une sépulture à son nom. Mais déjà pour tous ces détails, j’aime Erik Emerson. Enfin il m’attire et il m’intrigue pour l’attention qu’il porte aux autres.