#prologue :
Aller danser sur la Volga, se faire baptiser sur la Neva.
Se jeter dans la Baltique, confondre Helsinki.
Aller à Petrograd, aller à Leningrad, résider à Saint-Petersbourg.
Se rendre à l’Ermitage, traverser le canal Griboïedov, prendre la rue Vosstaniya, se poster au théâtre Mariinsky, aller voir la perspective Nevski.
Peterhof, Tsarskoïe Selo, Constantin, Pavlovsk, Granienbaum, Gatchina, je vais de palais en palais en rebroussant chemin à chaque fois. Je suis la Neva jusqu’au Golfe de Finlande. Je n’oublie pas le lac Ladoga. Notre-Dame de Kazan, le Jardin d’été, le Palais d’été, je me perds dans le métro jusqu’à Moscou. Je rejoins le café Pouchkine où je prends un cappuccino. Je m’arrête et prends le temps de respirer à la cathédrale Saint-Basile. Je pleure sur la place Rouge en voyant le Kremlin se dessiner de rouge sang, du sang des insurgés.
#01 la nuit d’avant :
Qu’ai-je fait la nuit d’avant ce voyage en Russie ? Dormir, je crois, ou plutôt tenter de dormir. J’étais dans un hôtel bien loin d’être miteux. C’était un hôtel de banlieue, de grande banlieue parisienne près des aéroports. Un Ibis ? Un Formule 1 ? Une chambre d’hôtel partagée, en tout cas, par toute la famille qui a dormi sur des lits superposés. Des tubes en guise de lits. Des matelas mous et des oreillers durs. Penser au voyage à venir, à Saint-Petersbourg rêvé depuis si longtemps, à Moscou ni rêvé ni espéré, simplement attendu. La nuit d’avant le voyage a été agitée. Pas vraiment le moyen de dormir avec toute cette famille qui s’est amoncelée dans cette chambre d’hôtel qui fait office d’antichambre au voyage. Le stress d’avant voyage est à son comble, mêlé de l’excitation de découverte et de saut vers l’inconnu. Oh, tout sera certainement bien millimétré dans ce voyage organisé. Il ne reste plus qu’à imaginer de quoi demain sera fait. La chambre d’hôtel est irrémédiablement impersonnelle. Elle ne dit rien qui vaille. Elle est juste l’endroit du partage d’une excitation et d’une découverte à venir en mode choral. La nuit est courte et longue à la fois. Il va falloir partir tôt le lendemain matin. Penser à ce lendemain sans se faire trop de souci sur le déroulé du voyage puisque tout sera bien balisé. Pas de rideaux dans cet hôtel, juste des volets occultants qui dissimulent les sources lumineuses de l’extérieur. Des lampadaires sur ce parking d’hôtel où tout le monde a pris soin de cacher sa valise dans un placard, le temps d’une nuit, le temps d’une attente vers cet ailleurs si souvent rêvé et souhaité.
#02 première arrivée dans la ville :
premier voyage en famille depuis quinze ans, premières engueulades dans l’avion. Deux parents sexagénaires et trois enfants trentenaires et célibataires partent en goguette en Russie, en voyage organisé, au mois de mai 2003. On ne peut pas dire que ça se passe bien. Les retrouvailles en famille sont difficiles, surtout entre l’aîné et les deux plus jeunes, la fille, au milieu, et le dernier. La fille au milieu, c’est moi. C’est le premier voyage réalisé en famille depuis la sortie du lycée. On voyage en Airbus, à l’aller, et on doit se poser dans un des aéroports de Moscou à 14 heures, heure de Russie. On arrive dans cet aéroport international. Tout est vaste. On rejoint le groupe du voyage organisé qui reliera Moscou à Saint-Pétersbourg. Un rêve de vingt ans pour le père de famille. Un peu moins pour sa femme. Et moi, j’en rêve depuis une dizaine d’années. Je rêve de Saint-Pétersbourg depuis les années lycée. Je n’avais pas encore songé à Moscou. Première étape du voyage : Moscou. Le groupe prend le bus qui doit mener en plein centre de Moscou pour rejoindre l’hôtel. Je suis ce groupe qui m’est totalement étranger. Ma famille m’est totalement étrangère elle aussi. Le bus est grand. Les avenues sont vastes et sont de trois fois trois voies. Le bus passe des ponts, des ronds-points. Les fils électriques se touchent. On ne peut pas prendre un seul panorama en photo depuis le bus sans tomber sur des fils électriques. La ville est gigantesque. C’est une pieuvre. Première étape dans cette pieuvre : la basilique Saint-Basile le bienheureux, la place rouge et le Kremlin avant de rejoindre l’hôtel. Les édifices et la place sont hors de proportion. Contrairement à mon habitude, je me fais prendre en photo sur cette place rouge, juste devant des barrières qui me séparent du Kremlin de deux cents mètres environ. La guide est russe. Je ne l’écoute pas. Je n’écoute jamais les guides même s’ils ont beaucoup de choses à m’apprendre. On fait tout de même connaissance avec elle. C’est mon père qui me prend en photo sur la place rouge. Je pose sur deux photos. Le Kremlin, une destination suffisamment exotique pour être prise en photo devant ? Le Kremlin, la place rouge, lieux de combien de crimes commis au nom de quoi ? Mon indécence me fait parfois peur. C’est ma frivolité qui m’a rattrapée. La basilique et ses coupoles sont très belles. La place est vaste. Il y a tellement de choses à apprendre sur la Russie de 2003 et tant de choses qui seront tues et cachées par notre guide qui se laisse convaincre par son discours officiel. Le discours est prémâché. La place et les alentours de la basilique sont propres. Tout a été rénové il y a peu. Commencer le voyage en Russie par le Kremlin. J’ai toujours envie d’ajouter Bicêtre quand je vois évoquer le nom du Kremlin. Mais on est bel et bien à Moscou et non en région parisienne. Les murs du Kremlin sont en brique rouge. Une place forte, interdite, éloignée des gens, du quidam. La place est déserte. Seul notre groupe de touristes s’est arrêté là. On est en mai 2003. L’ouverture, elle, n’est pas là.
#03 L’impossible retour :
la place rouge est déserte et vide des habitants de Moscou. La guide nous indique sobrement qu’ils n’ont pas le droit de se trouver là parce qu’ils travaillent. J’ai l’impression d’être prise en otage et que l’on ne va pas rencontrer de Moscovites de sitôt. On reste entre nous et on nous empêche de sortir du bus une fois qu’on y est entrés. On reste sur la place rouge, entre la cathédrale Saint-Basile et le Kremlin. Le bus est donné en pâture. La nuit tombe et les Moscovites affluent sur la place rouge. Il est 19 heures et ils sortent de leur travail. Moi, je suis dans le bus avec le reste du voyage organisé. Je ne sais plus ce que je fais là. Je me rends compte de l’inanité de ma conduite entre ces photos où je pose devant le Kremlin, à bonne distance, et ce bus dont je suis maintenant la prisonnière. Les Moscovites entourent désormais ce bus rempli de touristes étrangers. Des touristes qui veulent se faire prendre en photo avec Lénine en arrière-plan, dans le Mausolée du même nom. Des touristes qui posent devant le Kremlin. Des touristes qui s’agrippent à l’argent de la cathédrale Saint-Basile le bienheureux. Des touristes qui sont là avec leur appareil-photo et qui prennent en photo les gens et les monuments. Ces touristes qui volent cette beauté éternelle. Krasny, belle en russe, rouge aussi en russe. La place rouge est belle. Il ne faudrait pas la prendre aux Moscovites. C’est ce qu’ils semblent nous faire comprendre. « Vous ne prendrez pas notre belle place rouge ». Et moi, je ne voulais pas la prendre, cette place rouge. Je voulais simplement m’incarner en elle. Exotique ? Oui exotique. J’ai pris mon appareil photo et j’ai photographié tous ces Moscovites qui nous entouraient avec mon appareil-photo argentique, mon Minolta. Après, j’aurai un Sony Alpha 100, un numérique. Mais maintenant, en mai 2003, j’ai encore un reflex argentique. J’ai pris tous ces Moscovites à la va-vite, avec mon appareil sur le nombril, en bandoulière, pour qu’on ne voit pas que je les prends en photo. Notre guide ne sait plus où donner de la tête. Elle ne sait pas si elle reste prisonnière avec cette clique de touristes français ou si elle rejoint le lot des Moscovites qui passent par la place rouge pour rentrer chez eux le soir. Moi, je pense à l’hôtel qui nous attend. Je pense à Châteaudun qui ne nous attend pas. Je pense à Châteaudun que je n’ai pas envie de revoir de sitôt mais je ne me vois pas rester à Moscou. Pourtant, c’est ce qui semble bien se passer. On est partis pour rester à Moscou, ici, sur la place rouge. Plus d’hôtel, peut-être le Kremlin alors qui nous accueillerait ? Peut-être une nuit dans le mausolée de Lénine, qui sait ? L’hôtel n’est même pas envisagé. Et ce flot de Moscovites qui entourent le bus qui reste sur la place, moteur et phares éteints désormais. Je ne crains pas de faire des photos de nuit. Tous ces visages, éclairés par les lampadaires de la place rouge, de cette si belle place rouge, prêts pour notre lynchage ? Non, ils sont ouverts et accueillants. Ils veulent nous accueillir à bras ouverts ? Non, il ne faut pas exagérer non plus. Ils veulent nous voir à terre, ramper devant le Kremlin, devant la momie de Lénine, devant les restes de Saint Basile, ce demeuré. Ils auraient aimé nous voir nous agenouiller devant le Kremlin, devant le Mausolée, devant la cathédrale. Mais nous n’en avons rien à faire. Nous ne sommes pas en dévotion. Nous n’étions en dévotion que devant nos appareils-photos. Nos appareils-photos qui mitraillaient tout sans distinction. Et moi qui prends ces Moscovites à la va-vite, ces visages hostiles et ces visages ouverts, ces bras fermés ou ouverts, ces habitants qui veulent maintenant rentrer chez eux. Mais on leur a dit de rester ici. Ils sont devenus hostiles, sur la belle place rouge, devant le Kremlin. Le Kremlin, mon crime de photo. Je ne pouvais plus désormais rentrer à Châteaudun. Je reste ici, à Moscou, à deux pas du Kremlin. Moteur coupé et phares éteints.
#04 Halte sur Cosmoroute :
Tout à coup, le bus se remet en route. Il repart pour s’arrêter non loin de la si belle place rouge. Il fait une halte au café Pouchkine. Notre guide nous dit que l’on s’arrêtera là pour y boire un chocolat. Nous descendons du bus et nous entrons dans ce fameux restaurant qui a pris place dans ce si bel hôtel particulier. Un restaurant créé de toutes pièces il y a quatre ans pour les Russes et les touristes. Nous faisons partie de la deuxième catégorie de personnes, bien entendu. Boire un chocolat au café Pouchkine servi par des Natacha. Non, ce n’étaient pas des Natacha qui servaient le chocolat au café Pouchkine mais des Sacha, des Boris, des Vladimir et des Mikhail. Pas de Léon ni de Maxim, encore moins de Joseph ou de Fédor. Nous sommes tous entrés au café Pouchkine qui était totalement désert. C’est qu’il n’est ouvert que depuis quatre ans, il ne s’est pas encore fait un nom de renom. Le restaurant y est très cher et déjà très réputé. Nous aurions pu y prendre un bortsch, du caviar et boire de la vodka. Nous nous contentons d’un chocolat. Nous avons pourtant très faim. Nous sommes attablés à une de ces gigantesques tables en bois. Quarante personnes qui boivent un chocolat chaud au café Pouchkine à Moscou, en plein mois de mai 2003. Tout le rez-de-chaussée est en bois. Nous nous faisons prendre en photo, nous la petite famille de désaxés de cinq personnes. Nous sommes assis sur des chaises hautes, juste devant le bar à l’ancienne. Un cliché pour vivre un autre cliché. Tout est cliché dans ce voyage. Tout n’est que stuc et verroterie. Nous sommes dans le cliché de Gilbert Bécaud et Pierre Delanoë. Notre guide ne s’appelle ni Nathalie ni Natacha. Elle s’appelle Veronika et elle a dû mal à contenir un fou rire. Quarante personnes attablées pour boire un chocolat chaud en plein Moscou, comme des enfants bien sages à qui on donnerait une image. Sur la photo, nous faisons tous un peu coincés. Quelque chose ne va pas dans le décor. Est-ce moi ou mon père ? Sont-ce mes frères ou ma mère ? Sont-ce les cinq en même temps, réunis là comme des cheveux sur la soupe, enfin dans le bortsch que l’on ne consommera pas ? Toujours est-il que ces quarante touristes sont harassés par cette première journée de voyage, entre l’arrivée à l’aéroport, le trajet en bus jusqu’au centre de Moscou, les visites de la place rouge et cette halte au café Pouchkine. Quarante personnes avec un sac sur le dos et un appareil-photo en bandoulière. Et Sacha qui nous sert des chocolats chauds. Nous en avons bu deux tellement nous nous sentons bien dans ce décor de pacotille qui sent l’encaustique et l’O Cédar. Chacun d’entre nous se dit stupidement qu’une halte au café Pouchkine est mieux que sur une aire d’autoroute ou dans un quelconque hôtel impersonnel. Nous goûtons aux joies du chocolat chaud au café Pouchkine à Moscou. Jamais nous ne pensons au poète. Nous avons tous en tête Nathalie et Gilbert Bécaud. Le restaurant est peu abordable pour des touristes français lambda qui ne viennent pas à Moscou pour y manger de la cuisine gastronomique et qui se contentera plus tard de banals bortsch et de bœuf à la Stroganov dans de petites gargotes. Nous ne sommes pas encore allés dans le métro de Moscou. Nous irons plus tard. Pour l’instant, nous sommes dans le cliché pré-fabriqué de la culture russe, ou plutôt de la culture française à la sauce vodka. Personne, dans ce voyage organisé, n’a jamais lu Pouchkine. Mais tout le monde a écouté ce Nathalie de Gilbert Bécaud. Nous sommes tous bien dans ce café Pouchkine qui nous accueille avec ces boiseries et ces balances anciennes qui ne font plus le poids.
#06 Italo Calvino la ville invisible
Dans ce cliché de la culture russe à la sauce française, il y a Sacha, l’un des nombreux serveurs de ce café Pouchkine. Sacha parle français en roulant fortement les R. Sacha parle français car il fut basketteur à Orléans, dans une autre vie. Quand l’heure de la retraite a sonné, il est resté à Orléans où il a été embauché à la médiathèque, en 1994, là où sa femme Guylaine travaillait aussi. Sacha est resté plus de dix ans à Orléans. Et puis, cette année, il a décidé de retrouver son pays natal. Il est revenu vivre à Moscou. Il a tout de suite trouvé un travail au café Pouchkine. Il parle français en roulant des R, un plus pour ce bistrot de la culture russe à la sauce française. Je parle à Sacha en lui avouant que je connaissais Orléans, que j’y avais fait mes études avant de rejoindre Paris puis Châteaudun et sa médiathèque. On a fait le même métier sauf que lui, à Orléans, il était là pour s’occuper de la surveillance. Au café Pouchkine, il sert uniquement les chocolats. Il est affecté aux chocolats chauds et peut ainsi parler de ses connaissances en matière de goûter à la française. Le chocolat chaud, longtemps un luxe en Russie. L’art de vivre à la française pour le commun des mortels russes ? Sûrement. Pour moi, la Russie, c’était la roulette russe. J’en parle avec Sacha qui trouve mon propos hors de propos. Qu’est-ce que ce que l’on appelait la roulette russe pouvait bien avoir de commun avec son peuple ? Il n’engage pas trop la conversation à partir de ce moment-là et s’en tient à la saveur du chocolat chaud dont le chocolat viendrait du Nicaragua, selon ses dires. Sacha me parle d’Orléans et de sa femme Guylaine qu’il a fini par quitter malgré les enfants et le job qu’il avait à la médiathèque. Il s’ennuyait là-bas et avait hâte de retrouver la Russie depuis 1998. On est en 2003. Cinq ans, c’est long et court à la fois. Pour lui, la Russie avait beaucoup changé mais il ne pouvait pas trop en parler. Il était assigné aux chocolats chauds. Il parlait du chocolat qui venait du Nicaragua et des madeleines qui venaient de Proust et non de Pouchkine. Au café Pouchkine, Sacha servait des chocolats chauds dont le chocolat venait du Nicaragua.
#07 Bergounioux le tout petit voyage :
Nous laissons Sacha et ses chocolats chauds à deux pas du Kremlin. Nous reprenons le bus. Direction : l’hôtel. Petit voyage dans le centre de Moscou. Tous types d’architectures se côtoient mais il y a pas mal de bâtiments de type soviétique. C’est le cas de notre hôtel : c’était un haut lieu de pouvoir pendant la période soviétique mais on n’a jamais su quelles fonctions ce bâtiment avait. Toujours noyer son propos dans le secret, dans l’obscur, dans l’abscons. Notre guide, Veronika, cultive le mystère sur la période soviétique et sur l’ouverture depuis la chute du mur de Berlin. Elle reste totalement sibylline et scrute tous nos faits et gestes. Elle nous épie, elle nous observe, elle nous écoute, elle nous scrute, nous juge et nous jauge. Je m’en rends compte depuis que nous avons pris contact avec elle. En revanche, comme nous, elle est fatiguée et semble ravie que nous arrivions à l’hôtel. C’est bon, je vais pouvoir me reposer se met-elle à penser. Peine perdue : nous l’invitons tous à rester avec nous au restaurant à côté de l’hôtel, de facture soviétique. De toute façon, elle n’a pas le droit de refuser puisqu’elle est assignée avec nous pendant les trois jours que nous restons à Moscou. Elle est blonde, a les yeux bleus et elle est plutôt ronde, Veronika. Elle abuse du bortsch et du caviar, moins de la vodka. Moi aussi je l’observe, je la juge et je la jauge. Je la scrute et je vois bien qu’elle est déjà exténuée après cette journée où ma famille s’est dissoute. J’étais désormais seule à exister, loin du groupe et du cercle familial. Comme d’habitude, je me suis éjectée du monde pour me mettre en bonne position, celle de l’observatrice qui ne comprend jamais rien aux mouvements et aux changements de rythme. Là, au restaurant, je suis dans le bon tempo. Je mange peu. Ce que l’on nous sert ne me convient pas. Je décide de manger léger. De toute façon, je suis beaucoup trop ronde. Et j’abhorre le fait que nous soyons, depuis le début du voyage, dans le cliché de la culture russe qui, pour moi, se résume à la roulette russe. Rien que d’y penser, je suis fascinée. Est-ce que je frissonne ? Je sens le canon du revolver sur ma tempe. Cela me fait le même effet que lorsque je me trouve en troupeau en voyage organisé. Nous sommes tous exténués mais la plupart des convives ont l’air d’être ravis d’être ici. Il ne manque plus que la troupe folklorique qui viendrait faire une représentation au beau milieu du restaurant. Mais cela, ce n’est pas pour tout de suite. Nous verrons un peu plus tard. J’observe Veronika et je remarque des traces blanches des deux côtés de ses narines. Prendrait-elle de la coke ? Se droguerait-elle pour supporter ce flot d’étrangers, ces quarante Français plus intéressés par la pacotille que par l’âme russe. Mais qu’est-ce que l’âme russe ?; me dis-je avant de sentir une nouvelle fois le canon du revolver sur ma tempe, comme si j’entendais un clic et que le barillet roulait sur lui-même. Veronika est plus loquace depuis le début du repas, après un détour par les toilettes. Elle a l’air de bien connaître le restaurant, les patrons et les serveuses. Dans ce restaurant, uniquement du personnel féminin à l’exception de ceux qui tenaient la caisse. Les femmes au service, les hommes au tiroir-caisse. Base avant, base arrière, les rôles sont bien distribués. Ici, depuis le début de la journée, le hasard n’existe peut-être pas. Je me remémore tous les épisodes de cette première journée et je me dis que rien n’est le fruit du hasard, que tout a bien été balisé, même l’épisode où nous étions enfermés dans le bus. Cela m’avait rappelé un départ en colonie de vacances. Nous étions restés enfermés dans le bus pendant deux à trois heures sans avoir le droit de sortir car notre chauffeur avait subitement disparu. En fait, il avait profité de notre pause pipi pour aller se jeter un petit godet. La moitié du bus était restée enfermée car le chauffeur l’avait fermé à clé par étourderie, machinalement et sans s’en rendre compte. Il devait rester au café dix minutes et il y est resté une bonne partie de l’après-midi pour jouer au turf. Je n’avais pas paniqué, j’avais seulement trouvé le temps long. J’avais parlé de cette anecdote dans une carte postale que j’avais envoyée à mes parents. La carte postale ne leur est jamais parvenue. Petite déjà, j’avais été censurée. J’avais voulu parler de l’épisode du bus à Moscou par SMS à l’une de mes amies mais elle m’a certifié qu’elle ne l’a jamais reçu. Etrange. A l’époque, en 2003, il n’y avait ni smartphone, ni réseaux sociaux. Aurais-je été censurée ? Sommes-nous en résidence surveillée, comme si nous étions partis en colonie de vacances avec de gentils animateurs ?
#08 Quintane Colomb restitutions :
Je retiendrai Sacha comme gentil animateur. Il fait la jonction entre Moscou et Orléans, un pont entre deux cités qui n’ont rien à voir, un pont entre la Volga et la Loire. Deux fleuves majestueux. Le plus long fleuve d’Europe et le plus long fleuve de France. Deux eaux différentes, un pont entre Moscou et Saint-Pétersbourg, un pont entre Orléans et Nantes.
——- A Orléans il y avait Étienne, à Moscou il y a Stefan.
——- A Moscou il y a Goum, à Orléans il y a place d’Arc. Deux centres commerciaux totalement différents. Un passeport pour le luxe à l’occidentale, un passeport pour l’art de vivre à l’occidentale peu onéreux.
——- A Orléans la cathédrale Sainte-Croix à l’allure choucroute, à Moscou l’élégante cathédrale Christ Saint Sauveur, haut lieu du patriarcat à la russe.
——- Samovar et théière, café Pouchkine et la Chancellerie. Boiseries contre boiseries. Encaustique, odeur de café et de cigarettes. Instants fugaces, fumée, vapeur, odeur de chaud.
—— Le musée des beaux-arts d’Orléans, ses pastels, ses peintres pompiers. Le musée Pouchkine à Moscou, ses impressionnistes et ses fauvistes. Deux endroits aux ambiances différentes, avec un accès facile d’un côté, et un accès précieux de l’autre. A Moscou, des retraités surveillent les salles car ils n’ont pas assez d’argent avec leur maigre retraite. Ils sont donc obligés de travailler de nouveau. A Orléans, on ne voit personne dans le ——-musée.
——- Moscou et ses larges avenues à trois fois trois voies en plein centre, Orléans et ses petites ruelles malgré de grandes saignées dans la ville avec des deux fois deux voies à deux pas du centre-ville.
——- Moscou et son métro soviétique aux larges stations richement ornées, Orléans et son tramway silencieux qui sillonne toute la ville.
#09 Wittig
Sacha Golouchev m’a raconté une histoire étrange, une histoire avec un duvet jaune et bleu et un trésor. Sa grand-mère voulait récupérer son duvet jaune et bleu, plus chaud, pour y mettre des pièces d’or. Pourquoi ce duvet ? C’est un duvet qu’il aimait beaucoup et qui lui tenait bien chaud. Il s’en servait comme d’un édredon avec du duvet d’oie. Il avait récupéré un lit à rouleaux comme chez son arrière-grand-mère, Césarina Fontana. Césarina avait un gros édredon jaune et bleu sur son lit, de la couleur de ses boucles d’oreilles turquoise et or. Des boucles d’oreilles qu’elle avait promis de donner à Sacha, pour le moment où il aurait une femme. Il n’avait jamais récupéré ces boucles d’oreilles. Elles étaient restées sur les oreilles de la morte. Elle les a emportées avec elle dans sa tombe. Sacha était déjà à Orléans quand Césarina est décédée à cent ans. Il n’avait pas pu se rendre à ses obsèques. Sa grand-mère lui avait raconté que Césarina collectionnait les petits sous. Maintenant qu’elle était morte, sa grand-mère venait hanter Sacha. Là non plus il n’avait pas assisté à ses obsèques. Il n’avait pas pu dire au revoir à Ivanna. Sa mère, Claudia, lui avait dit qu’un jour, elle lui avait réclamé ses petits sous pour aller s’acheter des bonbons. Elle ne lui avait pas donné de sous mais lui avait donné des bonbons. Ivanna les avait mangés avec avidité mais avait continué à réclamer ses petits sous dont, visiblement, elle aimait la matérialité. Cette histoire de petits sous avait atteint la psyché de Sacha qui, lui aussi, les collectionnait malgré lui avec les innombrables pourboires qui lui servaient de salaire d’appoint au café Pouchkine. Il les mettait dans un petit coffret, une cassette turquoise et or de la même couleur que les boucles d’oreilles promises par Césarina. Avec ces petits sous, il avait acheté des boucles d’oreilles à sa fille de quinze ans, des aigues-marines avec de l’argent, qui ressemblaient fort aux boucles d’oreilles de Césarina. Il avait l’impression que la boucle était bouclée avec cette histoire de boucles d’oreilles qui revenaient le hanter et de duvet chaud. Turquoise et or, bleu et jaune, les couleurs du divin et de la chaleur.
Aurait-il été trahi quelque part ? Il en avait l’impression mais il ne savait pas exactement comment l’exprimer et de quelle trahison il s’agissait. Une trahison de sa mère, Claudia, de Guylaine, son ex-femme ou de Sylvia, son amie d’enfance ? Il ne savait pas quoi penser avec tout ce bleu et ce jaune qui se mettaient à refluer du passé. Il m’a exprimé ses doutes, il ne lui restait plus qu’à détenir la preuve de ce qu’il disait. Il avait l’impression que les boucles d’oreilles qu’il avait achetées à sa fille n’iront jamais jusqu’à leur destinataire. Guylaine et lui avaient appelé leur fille Emma en pensant à Emma Bovary. Cette histoire de boucles d’oreilles allait-elle finir par l’empoisonner au café Pouchkine ? Il devait faire attention aux chocolats chauds désormais. C’est l’impression qu’il en avait, s’il ne voulait pas perdre sa place.