C’est le jour d’avant, le jour d’avant le retour. La fatigue s’est installée dans chacun des muscles, dans la tête et dans les yeux qui se plissent, piquent et ne supportent plus cette clarté permanente. Il est trois heures du matin et les rideaux légers de la chambre d’hôtel ne filtrent quasiment rien du soleil qui cogne là dehors. Des rennes paissent sous les fenêtres, des voitures passent sur la route nationale et on entend les moteurs des bateaux partis pêcher le crabe ou le cabillaud. Comment dormir ? La vie est électrique. Moi, je me suis habitué mais eux sont vraiment déphasés. Dans quelques heures ce sera le départ. Pour eux, vers leurs chez eux, en France, en Belgique ou en Suisse, quittant un monde fascinant mais inconfortable « Quelle beauté! Mais on ne pourrait jamais vivre ici ». Moi non plus je ne vis pas ici mais j’y reviens toujours comme un aimant : l’attraction magnétique oui mais aussi au sens tout simple du mot : celui qui aime. Pour moi, le retour, départ d’ici, s’arrêtera à Oslo où m’attendent d’autres gens que je vais, à leur tour, ramener jusqu’ ici. Mon corps et mon esprit se relâchent. Je me sens comme un musicien quand est arrivée la dernière mesure et que le concert s’est bien passé. Quelque chose a été construit, a été donné mais c’est insaisissable, impalpable. Il y aura, bien sur, les souvenirs et les photos mais souvenirs et photos ne sont que l’image de la trace. Pour accéder vraiment à la trace, il faut traverser l’image et accéder à ce qu’elle contient, c’est Proust qui me l’a dit. Il faudra trouver le chemin de plonger et écouter ce que le passage a déposé. Je ne sais pour qui ce voyage là aura lieu mais la partition y est, je l’y ai mise, comme aussi, une carte routière. Qu’est ce qui me pousse à faire cela, à recommencer, chaque fois ce motif de Sisyphe ? Peut être justement, ce moment, ce jour d’avant où quelque chose fini sans que la vie s’arrête, devant. Ce court temps de suspension où je me sens entre deux rives. Ce moment d’ après la dernière note et d’avant le futur qui a un goût d’éternité: un présent sans rien, miraculeusement, ni devant ni derrière, l’espace d’un instant. Allongé sur le lit de l’hôtel, je ne dors pas, je goutte cette sensation et j’écoute passer les voitures et les bateaux. Qu’il fasse jour en pleine nuit, c’est le propre de l’éveil. Peut être est ce pour cela que j’aime l’été arctique. La vie y est teinte de rêve, les frontières sont brouillées, comme si tout était une sorte d’hallucination. Le jour d’avant, lui, serait cette dernière unité de matière, de temps et d’espace où le cœur change de rythme, d’avant rompre les amarres, d’avant laisser derrière soi le cycle des jours et des nuits. Il est peu de lieux au monde où la nuit ne tombe pas. Ce n’est pas rien quitter la nuit, ça résonne au plus profond de l’atavisme, c’est le symbole ultime, vivant en chacun de nous depuis l’aube de l’humanité. L’aube : il y a, dans le jour arctique, l’impression d’une éternelle naissance, un renouvellement qui jamais ne s’arrête et, pour cela, palpite d’une intensité surréelle. Allongé sur le lit de ma chambre d’hôtel, j’attends de partir pour cet autre monde. Il y a là un paradoxe : dans la nuit, si je veux voir la lumière je dois fermer les yeux. C’est le prix pour traverser l’image et accéder à ce qu’elle contient. Mais demain, je rêverai les yeux ouverts. Autour de ma chambre des avions décollent et atterrissement et je n’entends rien, je ne fais que voir leur ballet silencieux entre les étoiles. Les fenêtres ont une triple protection, comme dans tous les hôtels d’aéroports. Je prononce le nom dans ma tête: Groenland. Je vois Fridtjof Nansen, Jean Malaurie, Roald Amundsen, Ultima Thulé et, chez moi, posé sur mon bureau, caressé mille fois du regard et des mains, l’ours en métamorphose tenant un tambour : ours qui devient homme ou l’inverse: brouillage de l’identité à cet endroit de soi et du monde où nature et culture se mélangent. Dans ma chambre d’ hôtel de l’aéroport d’Oslo je me lève et vérifie une fois de plus mes bagages.