Venise en janvier. Venise seule. Arrivée le matin, par le train de nuit, enfin il me semble. Il me semble que la ville était froide, j’ai du mal à écrire le mot ville à propos de Venise, pourtant c’est une ville, mais tellement éloignée de. De tout. Venise isolée. Moi seule à Venise en hiver. La place San Marco inondée, jonchée de planches surélevées comme un quelconque chantier de construction trop mouillé. Je ne me souviens pas des histoires grises que je me racontais alors, mais me reste le souvenir lointain, intact, prégnant de ce café où chaque jour je suis venue. Du temps à perdre, sans rien perdre. Quelques heures à ne rien attendre. Attendre malgré tout en regardant ce qui se passait. M’imprégner de l’état d’esprit des lieux. Je percevais la mélancolie, la nostalgie, le désœuvrement. Ceux des autres, les miens. J’étais assise là, à une petite table, si possible toujours au même endroit, tel un ancrage possible, un début d’habitude. À boire des espresso, à laisser les nuages filer et un peu plus loin les eaux, moirées de gasoil, des canaux couler. J’étais là sans comprendre ce que ces hommes âgés, élégants, en manteaux épais, de qualité et chapeau feutre, se racontaient devant le bar. Chaque jour recouverte d’une fine couche de solitude, mon qu’est-ce que je fais là et ta présence accueillante de patron de café se retrouvaient. Un fil de désir entre toi et moi. Fragile. Mon désir de solitude aussi. Le soir dans ma chambre d’hôtel, je lisais, dormais et rêvais. De toi peut-être. Je ne suis allée ni à l’opéra, ni au cinéma. Pourtant ai-je sans doute repensé à « Mort à Venise ».
Dans Venise j’ai marché. J’ai suivi des inconnus pour découvrir leurs recoins, leurs impasses, l’envers du décor. J’ai marché beaucoup, partout. Parcours en moi-même. Un pied devant l’autre sur les quelques marches d’escalier des petits ponts. Quelles vies ai-je imaginées derrière ces lourdes portes fermées, ces façades claires, parfois parsemées de magnifiques moisissures ? Qu’ai-je vu des palais clos sur eux-mêmes ? Les canaux qui les isolent ? J’ai regardé les pieux dans l’eau, les nuages blancs et boursoufflés, les ponts gracieux, les arcades où s’abriter, la brillance des gouttes de pluie et le reflet des grosses bâtisses dans les flaques. Ai-je lu Marguerite Duras ou Italo Calvino dans ma petite chambre d’hôtel, dans les cafés aux boiseries sculptées, aux lumières chaudes, au passé prestigieux ? Et encore l’omniprésence des églises, sombres, des musées, froids et de leurs grandioses salles d’exposition. Me sentir encore plus petite devant des toiles immenses, des plafonds infiniment hauts. Et regarder la peinture, toute cette peinture glorifiant Venise. Ça fait beaucoup. Toute cette ville enfermée sur elle-même. Comme des poupées russes, collectionnant leurs propres représentations. Prisonnière de son mythe, de ses propres références. Et encore toutes ces anges délavés, aux ailes déployés, aux sourires séducteurs, aux teintes si délicates, aux bleus translucides, aux ors passés. Tant d’archanges, j’en aurais bien pris un, un pour moi toute seule. Pour me délivrer de moi-même.
Moi j’étais vêtue de noir. Je m’en souviens encore. Une robe noire droite, longue en laine, moulante. Mon corps seul, jeune encore, fin, dans les ruelles. Comme tout le monde, j’étais venue voir les trésors qui s’enfuient, le temps qui passe et détruit tout. Comme tout le monde, la décrépitude et le début de la fin de cette cité. La ville qui s’enfonce, son histoire avec. Mais avant l’effondrement franchir le Rialto encore une fois, et percevoir l’odeur du bois humide des échoppes, pour touristes absents en janvier. Entendre une cloche sonner dans le silence pénétrant. Écouter des pas sur les dalles, la nuit. La nuit venait très tôt, des silhouettes longues, marchant vite, pesamment, dans les ruelles l’accompagnaient. Le brouillard m’enveloppait, tel un halo autour des réverbères. Matin et soir le brouillard. Et puis le cimetière de San Michele, ses cyprès découpant l’horizontalité, ses allées et contre-allées désertes. Et c’est tout. C’est tout Venise.
Touchée par cette Venise, dépouillée des touristes, l’impression de rencontrer la ville et cette atmosphère. Mort à Venise arrive en fin de première partie mais on y pense dès les premières phrases.
Merci de cet écho.
Inversement à vous l’image de « Mort à Venise » ne s’est pas affichée rapidement.
m’ a donné envie d’y aller. Mais je dois me méfier de mes envies. Même moua je le vois.
Je n’aurais pas imaginé que ce texte puisse donner envie de marcher dans cette ville, car il est tout de même en ton mineur.
le texte nous ensevelit petit à petit tout comme les eaux la ville qui est bien une ville, où tu as marché seule en robe noire, tu t’en souviens très bien…
et comme tout semble vrai…
et tout se fond dans les eaux plus ou moins propres du Rialto, même les reflets du soleil descendant…
Ton texte fait écho à « Aqua alta » de Joseph Brodsky, l’un de – non, mon livre préféré sur Venise. (Son titre original est « Watermark » qui signifie, je crois, à la fois étiage et filigrane).
Merci Laure de rapprochement, car je vais m’empresser de découvrir ce texte de Joseph Brodsky.