Je ne vois rien. Rien que la pluie battante, apocalyptique. Je ne vois rien à cinq mètres qu’un sol plongé sous les eaux, que des panneaux indicateurs surnageant dans ce flot ininterrompu. J’ignore comment je réussis à emprunter la bonne bretelle, à trouver l’artère qui contourne la ville. Le gps nous serine de sa voix claire que nous ne sommes plus très loin. Mais nous ne voyons rien que les talus brossés par le tombé dru. Les bosquets encore fleuris y perdent des pétales. La banlieue s’étiole dans les faubourgs, au milieu des flaques.
Des trombes se sont abattues bien avant sur ce réseau autoroutier tout au nord du pays, le noyant dans ses propres crachats, ses propres déjections que le ciel jetait par-dessus bord. Nous, roulant à lente allure, trop lente pour nous garantir d’arriver à l’heure. Nous, bien abrités dans l’habitacle, l’œil rivé au pare-brise dégoulinant. Nous, ne voyant rien du paysage lessivé où pourtant il n’y avait rien à voir que collines pelées et désertes, que zones d’activités ternes dans l’ardoise grise, obstruée, ce mur friable qui persiste dans ses menaces d’effondrement.
Cette fois, nous y sommes, nous y plongeons. Les balais d’essuie-glace laissent percevoir les ponts de carte postale, les rives rêvées de l’Arno. Je sais que je dois contourner la ville puisque le centre est interdit aux voitures mais la pluie redouble et je m’égare dans les avenues. Ce boulevard n’est pas le bon. Ce boulevard assène une dispute de plus entre conductrice et copilote. Je ne vois plus rien, je ne sais plus du tout où je suis. Je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. Je ne vois que des piétons sans réaliser que je suis sans doute en pleine zone piétonne. Au milieu des flots, un flux d’encapuchonnés s’écarte pour me laisser passer, des regards lourds pèsent sur le toit du véhicule, aussi noirs et plombés que ce ciel italien qui n’est pas décidé à se calmer. Je ralentis, je cherche une indication, j’avance à l’aveugle avant que deux carabinieri me demandent de les suivre et de me garer un peu plus loin. Je réalise alors que je suis en train de rouler sur le Ponte Vecchio !
J’aurais aimé arriver en plein soleil, garder les yeux grands ouverts, pouvoir baisser la vitre et humer l’air fantasmé, peut-être floral de cet automne italien. Comme ailleurs les embruns, me laisser pénétrer par les odeurs vives, tracées dans l’atmosphère, en imaginer les contours de tomates cuisinées, de pizze, aspirer les brumes huileuses, respirer la fadeur douce et un peu saumâtre du fleuve.
J’aurais aimé longer les berges baignées du couchant, ras et flamboyant, ses feux accrochés aux façades des palais, à la tour des Offices, marcher encore après avoir garé la voiture, dans Florence et m’imprégner de ses échos, me laisser aller à sa caresse, sa densité miraculeuse et peuplée d’égéries mythologiques.
J’aurais vu surgir un David en arpentant les pavés, j’aurais entendu la voix puissante, ancienne de la ville. Elle aurait résonneé de souvenirs d’enfance, de Vénus sorties des eaux, de scènes christiques. J’aurais aimé aller jusqu’au jardin de Boboli s’il n’avait été ravagé par ces orages torrentiels…
Avancer à l’aveugle, voilà une belle entrée à Firenze, ville reine parmi mes préférées…
(certains torrents de pluie ont laissé en moi des traces, d’où sensible à ce texte diluvien)
Ce contraste est saisissant et rappelle bien des souvenirs.
Plaisir de vous lire