Il avait dû se demander quand même quand il reverrait Marie. Il était content de partir. Les Vosges, ça allait lui changer de ses montagnes et des Alpes. Il les a vues à l’école les Vosges, sur la carte de France suspendue au mur, à droite du tableau. Il n’y est pas allé souvent à l’école, fallait s’occuper des vaches mais quand il y était, il rêvait en regardant la carte. Il avait aimé apprendre par coeur les départements, les préfectures, les sous-préfectures, les fleuves et les rivières, les montagnes surtout et les pays de la France. Cette nuit-là, il a écrit plusieurs cartes qu’il a numérotées pour la même adresse. Ce n’était pas la première fois qu’il écrivait plusieurs cartes le même jour mais là, il y avait passé la nuit, alternant entre les brefs sommeils, des cartes joyeuses voire drôles avec d’autres où il jouait au soldat, il disait que les Boches, il allait les chasser de là-haut et que depuis les Vosges, il descendrait sur l’Alsace, et qu’après, il reviendrait et qu’elle serait sa femme, et qu’elle peut être fière de lui et que. Tout ça, on ne sait pas vraiment s’il y croyait, mais il l’a écrit. Il n’a pas dit qu’il était inquiet ou que, peut-être, ce serait dur parce que les Allemands sont bien accrochés là-haut. Il a passé sa nuit assis. Le barda entre les jambes, avec quelques moments de somnolence, la tête posée sur les bras croisés sur le sac. Quand il fermait les yeux, des images de Marie lui venaient, son visage en rire, ses cheveux qu’elle brossait, de l’inquiétude aussi, réveil brusque, qui va s’occuper d’elle si je ne reviens pas, je reviendrai, alors il écrivait, je reviendrai avant la fin de l’hiver, il piquait du nez à nouveau, et dans ses rêves c’était une lettre de Marie, « mon cher Pierre, il y a quatre ans aujourd’hui que nos serments d’amour se sont passés, que tu m’as juré qu’on s’aimerait pour toujours, on est allé à Lyon pour faire toutes ses promesses… », il se réveille à nouveau, il récite la suite de la lettre qu’il connait par coeur, il porte sa main à la poitrine, elle est là, dans la poche de son manteau, roulée dans du papier journal pour la protéger, il écrit une nouvelle carte, ma chère Marie, etc. Cette nuit d’avant le départ, il s’en rappellera et il la racontera comme la nuit des cartes. Au petit matin, quand il a vu la fine ligne rose chasser la nuit à l’Est, il a ressenti l’impatience du départ et la frustration de ne pas pouvoir écrire encore.
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Comme chaque nuit avant un grand départ, je ne dors pas. Je lis, j’écris des trucs inutiles sur des carnets, je fais des listes, je regarde des vidéos, les résultats du foot, je navigue dans les actualités, je fais un tour sur Twitter, sur FB. Je vérifie l’heure d’embarquement, du décollage, je calcule le temps pour arriver à l’aéroport, l’horaire du bus, je vérifie à quelle heure passe celui d’avant, on ne sait jamais, puis l’horaire de la navette, je calcule la marge pour la sécurité, je hais les contrôles, je regarde à quelle heure j’arrive, comment me rendre à l’hôtel, taxi, train, shuffle? J’ai déjà regardé tout ça, j’ai déjà oublié. Au matin, tout se passera bien, je serai en pilotage automatique, réveil éteint, douche, fringues de voyage, carnets, stylos, je pense aux agents de sécurité qui ne doivent pas savoir ce qu’est un stylo, à chaque fois il les sortent, les regardent, les remettent dans ma besace, me regardent, je pense va te faire foutre, alors qu’ils ne m’on rien fait, ils ont fait leur boulot, j’ai trop de stylos, je suis suspect, pourtant je ne sais pas dessiner, vraiment pas. Je ne dors toujours pas. Je prends un carnet neuf, sur la couverture je marque USA, dessous, l’année, que je souligne. Ce sera un carnet de voyage dont il ne sera question que du départ ou de la nuit d’avant le départ, blanche, comme les feuilles qui le resteront. Ça fera un bon souvenir.
Bravo d’avoir osé le voyage dans le temps. Je voulais aussi en imaginer un, mais j’ai été trop attirée par la consigne du « mentir-vrai », ne pas faire deviner lequel des deux est le vrai voyage…
Dans le deuxième texte, j’aime beaucoup cette phrase : « je pense aux agents de sécurité qui ne doivent pas savoir ce qu’est un stylo, à chaque fois il les sortent, les regardent, les remettent dans ma besace »