Le double voyage | traversée, exils

Prologue

1. La nuit d’avant

2. Arrivées

3. Sans retour

4. Escales

5. Repères

6. Tes souvenirs

7. L’apprivoisement par le petit

8. Traversée, exils

8. Traversée, exils

  • Tu avais reçu le signal du départ en fin de matinée à l’Antico caffè San Marco de Trieste – plus tard le Réseau dirait que c’était sous une arcade de la Piazza Guglielmo Oberdan que tu avais été contacté
  • Tu devais aller à Ljubljana par tes propres moyens, tu as pensé à Luisa
  • tu n’avais pas quatre ou cinq identités différentes sur des passeports dissimulés dans un coffre de banque ou dans le double-fond d’une mallette comme les espions de cinéma au XXème siècle, mais une carte magnétique reliée à la puce incrustée sous ta clavicule – où tes données personnelles se modifiaient quand tu croisais une borne du Réseau placée sur ton chemin
  • L’expression « données personnelles » t’avait toujours amusé
  • Jay Trafford ou Trafford Jay, c’est ce que tu m’as dit
  • Le problème c’est que ta carte n’a pas « borné » avant Atasu
  • Dans le train entre Ljubljana et Belgrade, tu as rencontré un homme, à peu près ton âge, vous avez fumé des cigarettes dans le couloir et parlé une partie de la nuit – tu te retournais sur ta couchette sans pouvoir t’endormir, pour la première fois un homme te plaisait, beaucoup, ta conscience refusait de l’admettre
  • le lendemain matin tu ne l’avais pas revu en arrivant à Belgrade
  • juste avant de prendre un autre train pour Bucarest tu avais reçu un message – changement de programme, un car pour Buzău serait plus discret
  • le sentiment d’être suivi     tu appliques le protocole     mais tu ne connais pas les lieux     tu te retrouves au centre-ville      si on peut parler d’un centre     il t’attend à l’angle de deux rues     cette fois il dit s’appeler Rod      il est plus tendu que dans le train
  • tu ne savais pas s’il te surveillait ou s’il te protégeait    ou les deux à la fois
  • Ensuite, Tulcea, toujours en Roumanie puis un bateau pour Sébastopol, Crimée      la Mer Noire     vous faites le voyage ensemble
  • Astrakhan, au bord de la mer Caspienne, près de l’embouchure de la Volga, un arrêt imprévu pendant presque un mois
  • Tu parlais russe, assez bien pour donner le change, parfois on te croyait mongol
  • Les routes n’étaient plus suffisamment sures – l’influence du Réseau dans la région était en chute libre
  • Que faire alors ?     s’appuyer sur un réseau secondaire     comment trouver des alliés sûrs     quel nouveau plan élaborer      
  • traverser la Mer Caspienne jusqu’à Tcov était la première option
  • Finalement le Réseau a décidé que tu remonterais par les terres, Rod t’a aidé à trouver un camion
  • Au travers des longues terres sèches, ta fluidité numérique s’épuisait – le Réseau avait perdu ta trace
  •     les steppes     tu ne pouvais rien voir dans la cale du camion     des jours et des nuits dans la pénombre – le double fond éventré
  • Peu après Qyzylzhar, le camion a quitté la route d’Atasu et fait un dernier détour vers Qarajal depuis un moment tu sentais bien que tout ne se passait pas comme prévu

– Le départ depuis Phan Thiét, peut-être, sur la Mer de Chine Méridionale.
– Toutes les économies, des billets roulés pour les passeurs.
– Sur le sampan deux cents cinquante personnes – hommes et femmes accroupis, enfants blottis.
– Elles, trois sœurs.
– Les garde-côtes prévenus par les passeurs.
– Des pirates derrière les premières îles.
– Tenir le cap, toujours vers l’Est.
– Au large de Haïnan.
– Bientôt la mer grosse, la houle, les averses tropicales.
– Qui sait naviguer en pleine mer ?
– Six nuits, cinq jours de mer, plus de nourriture.
– Rien n’arrive à sécher.
– Un paquebot à l’horizon.
– Une nuit, les lumières d’une Skyline au loin.
– Le matin, Victoria Harbour.
– La police de Hong Kong, les camps.
– Le transfert sur Hei Ling Chau ou Chimawan;
– Les longs mois dans le camp, la promiscuité, les cours de français.
– Le transfert vers un camp de transit à Kowloon.
– Bientôt le départ pour le Canada  
– Un mois plus tard, les nouveaux arrivants ne seront plus considérés comme réfugiés mais comme immigrants illégaux.

[…] je n'ai plus d'élèves, en tout cas momentanément. La nouvelle a été brutale : Hei Ling Chau devient un centre de détention des nouveaux arrivants vietnamiens qui ne sont plus considérés comme réfugiés mais comme immigrants illégaux et ceux qui étaient à Hei Ling Chau ont été transférés sur un autre camp à Kowloon […]  Relu dans une lettre de C, 23 juin 1988

7. L’apprivoisement par le petit

Le samedi matin tu prenais le bus pour les Nouveaux Territoires. Tu arrivais bien avant le départ, pour t’assurer une place près de la vitre où tu voyageais tantôt à droite les yeux rivés sur les collines, tantôt à gauche repérant au loin le scintillement de la mer. Des tours à peine terminées trouaient de ci de là la végétation tropicale avant que le bus n’approche des zones protégées, des grands parcs naturels. Tu appliquais un grand soin à chacun de tes gestes, des gestes anodins mais qui ancraient ta présence à cet endroit, à ce moment-là, qui prouvaient que toi aussi tu avais ta place, que tu n’étais pas seulement un étranger, qu’il était juste que tu t’asseyes sur ce siège au tissu fatigué, que tu contemples par la fenêtre les collines verdoyantes, que tu laisses glisser sur ton épaule la tête de ton voisin assoupi par le rythme monotone du car, que tu regardes par moment l’écran de ton portable comme si tu attendais un message, que tu ouvres la fermeture de ton sac à dos pour en extraire un sachet de gingembre confit, que tu te lèves enfin à un arrêt soudainement choisi – des champs rouges labourés par des buffles, la proximité des marais ou d’une rivière t’y avaient brusquement incité – et que tu descendes du car plein de la confiance tranquille de qui se sait attendu, de qui se sent chez lui. Ensuite il fallait marcher d’un pas assuré pour montrer que tu savais où tu allais, que tu faisais partie de ce lieu inconnu où tu avançais sans hésitation ni trop de rapidité pour avoir le temps de regarder les échoppes au bas des immeubles, de repérer les écriteaux annonçant des chambres à louer et aussi les chemins qui descendaient à la rivière ou s’élevaient jusqu’aux marais. Chaque samedi tu louais une chambre modeste pour passer la nuit dans une petite ville ou un village différents. Plutôt un village, car tu avais besoin de verdure. Chaque samedi tu allais plus loin sur la ligne vers la frontière. Un jour tu étais arrivé à la station de car un peu plus tard qu’à l’ordinaire, et au moment de t’installer sur le dernier siège libre près d’une vitre, tu avais croisé le regard déçu d’une vieille dame qui convoitait la même place que toi. La beauté de son visage sillonné de lignes très fines t’avait frappé alors que tu lui cédais la place sans laisser paraître ta frustration. Quelques kilomètres plus loin, apercevant la mer qui miroitait au loin, elle s’était tournée vers toi en prononçant quelques mots. Tu n’étais pas certain de ce qu’elle avait voulu dire mais tu avais souri. Elle avait alors répété mot pour mot ce qu’elle venait de dire et tu avais saisi le sens des sons chantants qu’elle avait prononcés, il s’agissait d’un proverbe ou d’un haïku sur le scintillement de la mer et la nécessité d’attendre, quelques mots qui te disaient quelque chose mais tu n’arrivais pas à te rappeler quoi. Ne sachant pas si ses paroles attendaient une réponse, tu avais juste acquiescé de la tête et ouvert dans un crissement de plastique ton paquet de gingembre confit pour lui en offrir un morceau. Plus tard sortant un mouchoir en papier pour essuyer ses doigts collants, elle avait laissé échapper de son sac une photo qui avait glissé sous son siège. Tu avais plongé pour la récupérer avant qu’elle ne se froisse sous les semelles d’un voyageur endormi derrière vous. Mes arrière-petites-filles, avait-elle dit en désignant les deux petites filles souriantes qui l’entouraient sur la photo qu’elle avait ensuite rangé dans son sac avec précaution. Peu après, le car s’était arrêté à l’avant-dernier village desservi par la ligne MNT. T’inclinant devant elle en guise d’adieu, tu avais constaté qu’elle aussi allait descendre à Lǜ Shuǐ Hú et attendait que tu te sois engagé dans l’allée centrale pour se lever elle-même et rassembler ses affaires. Elle t’avait souri. En descendant une ruelle bordée d’échoppes, tu avais entendu des pas légers derrière toi. Si jamais vous cherchez un endroit pour dormir, je loue une chambre, très peu cher avait suggéré la voix en se rapprochant. Et tu avais réalisé… bien sûr elle savait que tu n’étais pas d’ici et que peut-être tu voudrais passer la nuit au bord du lac.

(in progress…)

© Muriel Boussarie, Villegusien-le-lac, mars 2023

6. Tes souvenirs

Elle dit : Il y a tant de choses que je ne comprends pas     d’incohérences     avant tu disais que tu étais parti de Naples et maintenant tu parles de Venise     tu parlais souvent du Réseau et maintenant      à peine si tu l’évoques      on pourrait presque croire que c’était un voyage d’agrément    venir jusqu’à K. comme ça en touriste     franchement j’ai du mal à te suivre

Tu ne dis rien, tu regardes l’angle du lit dans la pénombre. Rien d’étonnant qu’elle te pose ces questions, pourtant une sensation de vide creuse ton corps. Tu voudrais juste qu’on te croie et surtout qu’elle te croie. Aveuglément. Vous avez laissé le bateau repartir et vous voilà terrés dans cette chambre étroite. Alors les souvenirs, les images des voyages passés ressurgissent. Un besoin de clarification aussi. Comme si c’était possible.

Tu dis :  je sais que je ne raconte pas toujours le même voyage       ou plutôt que je ne le raconte pas toujours de la même manière      différents souvenirs      différentes images me reviennent      c’était il y a près de vingt ans

Tu ajoutes :   et puis ce voyage, il a fallu que j’en donne plusieurs versions   une aux autorités de K.     une à Matt et à ton oncle    une autre encore aux émissaires du Réseau      parfois tout se mélange       maintenant je ne sais plus quelle version s’approche le plus de la réalité      mais tout ce que je t’ai raconté je l’ai fait sincèrement     tu peux me croire       en toute sincérité

Elle se tait, elle te regarde. Son visage n’exprime aucune méfiance mais ses lèvres tremblent.

(Tu ne diras pas : et toi, Liu    tout ce périple avec ta mère    depuis la Mongolie ou la Mongolie intérieure ?      tu ne sais même plus     comment c’est possible ?      tu dis que tu étais très jeune    mais quand même      et ce village dont tu as parlé       je t’ai fait répéter son nom plusieurs fois mais je ne l’ai jamais retrouvé sur une carte      et tout ce qui s’est passé après votre arrivée à K.       sa mort       la façon dont ton oncle et ta tante t’ont recueillie     d’ailleurs est-ce que ce sont vraiment ton oncle et ta tante ?      il y a tant de contradictions     mais je ne peux pas te demander des précisions     je ne veux pas rouvrir tes blessures)

Tu dis :    il y a eu deux voyages en fait      le premier en partant de Venise par le circuit du haut     un voyage qui a échoué     j’ai été arrêté près d’Atasu    retenu dans un camp     puis le Réseau m’a exfiltré      ensuite j’ai vécu à Naples       environ deux ans      je me suis enfoncé dans l’anonymat        j’ai changé à Naples     vraiment        après je suis reparti     par la route du bas     toujours sur ordre du Réseau     et cette fois je suis arrivé à K.     et tout s’est bien passé jusqu’à ce que je m’éloigne du Réseau     et que le Réseau se méfie de moi    

Tu ajoutes :     mais pourquoi parler de tout ça ?      Il faudrait se taire      ne laisser aucune trace      vivre au présent    rien qu’au présent

Elle sursaute : rien qu’au présent ! tu dis :  rien qu’au présent ? comme s’il n’y avait plus de temps ? Attends !

Elle attrape son carnet, le feuillette frénétiquement. Écoute ! : « Vous vous souvenez, prince, qui a annoncé qu’« il n’y aurait plus de temps » ? C’est l’ange immense et tout puissant de l’Apocalypse qui l’annonce. »

Elle rit. Son rire la déborde. Tu souris, tu ne veux pas montrer combien son rire fou te fait mal.

5. Repères

FERRY – ce côté brut du ferry, son mugissement à l’entrée des ports, sa hâte soudaine à quitter les embarcadères. Le prendre matin et soir entre les îles. Pour aller en ville. Pour rentrer le soir. Un jour un long beuglement accompagné d’une puissante décélération : il s’arrête de justesse à quelques mètres d’un îlot rocheux.

STATUE SQUARE – un peu d’air, un peu de vert entre les gratte-ciels de Central. S’y asseoir un instant. Souvent des employées philippines s’y retrouvent, s’y reposent. Une brève halte dans leur semi-esclavage.

BAGUETTES – il est recommandé de les tremper dans un verre de thé bouillant avant usage. Tu essaies d’enrouler autour de leur axe les délicieuses tiges, longues, visqueuses d’un légume vert dont tu ne retiendras pas le nom.

CHEMIN DE BÉTON – c’est un étroit chemin clair coulé au travers du marais. Un tracé net entre le foisonnement de feuilles gigantesques. On peut le suivre jusqu’aux collines embrumées, entre coassements, stridulations et reptations multiples.

SCINTILLEMENTS – mille lumières dans la nuit, la Skyline s’illumine, se reflète dans la Baie. On reste émerveillé.e.s, sidéré.e.s. Aveuglé.e.s.

SERPENTS – deux cent vingt espèces, dit-on, dont la moitié est dangereuse, toxique si ce n’est mortelle. Apprendre à les reconnaître, rester à l’affût. Ici on redoute surtout le crotale des bambous, un long serpent vert vif à la gueule féroce. On craint aussi le bongare rayé. Et G te parle du cobra royal, toujours présent dans les collines de Lantau.

LUNG MO TEMPLE – bâtiment rouge d’un étage en front de mer, côté est de l’île. De gros bâtons d’encens fumant dans des urnes dorées, deux piliers décorés d’où jaillissent la tête et les pâtes avant d’un dragon doré, une accumulation d’offrandes : fleurs, oranges, pommes et confiseries.

RACINES – elles fissurent le ciment, le percent, elles soulèvent les pierres, se ramifient, se recourbent, épaississent, se durcissent, elles sinuent sur la terre en prolongeant les troncs multiples de l’énorme ficus.

ŒIL DU DRAGON – tu l’as vu deux fois dans les marais, cet œil sombre exorbité, globe rond à fleur d’écailles. La première fois, la vision de la tête rose du dragon à travers les feuillages t’a révulsée de la tête aux pieds.
C a ri. Elle était déjà habituée aux lézards en tout genre.

4. Escales

4 avril, 10h15. On entre dans une zone d’incertitude       une drôle de sensation      être là amarré au quai à attendre      sans savoir combien de temps durera l’escale     l’équipage ne dit rien, si ce n’est qu’il ne sait pas dans combien de temps on repartira      en tout cas pas avant demain matin et même plutôt après-demain      le bateau est à quai depuis hier     en général, les gens aiment bien descendre pendant les escales, retrouver la sensation de la terre ferme, avec les jambes qui flageolent par moment à vouloir contrebalancer des vagues fantômes       d’ailleurs L. est descendue avec l’Anglaise pour aller faire un tour au marché       elle n’a pas écouté ta mise en garde     elle n’a pas envie de t’écouter en ce moment      certains parlent d’une avarie     tu te demandes si tu vas descendre aussi       faire le tour du port      tu éviteras le mari de l’Anglaise qui pourrait te proposer d’aller prendre un café à un des bistrots en face du quai       c’est un brave type mais tu as envie d’être seul        puisque tu ne peux pas être avec L.      et puis ce truc de se balader les femmes d’un côté les hommes de l’autre      surtout tu as besoin d’être seul pour rester à l’affût     mais que faire de son carnet     car si tu descends il faut prendre toutes tes affaires, quasiment      au cas où il faudrait rester à terre      ou prendre à la hâte un autre bateau       le peu d’affaires que tu as emportées, serrées dans le sac à dos, personne n’y verra rien      mais son carnet, tu ne peux pas le laisser dans la cabine       impossible     si quelqu’un le trouvait      tu ne peux pas non plus le prendre avec toi     si elle s’en rendait compte ce serait terrible     du hublot tu scrutes le quai à travers l’épaisseur de la vitre, du verre souillé de traces multiples      tu hésites     savoir que tu peux descendre à tout moment, si ça te chante, ça ne fait qu’accroître ton incertitude

24 mai, 14h30. On entre dans le camp de transit, un grand bâtiment impersonnel, aéré. On y entre sans trop de formalités. Ce n’est pas un camp fermé, d’ailleurs les résidents peuvent sortir en ville s’ils le souhaitent. En général ils ne sortent pas. Trop peur d’un problème à l’extérieur, il y a tant de contrôles, si tatillons, un malentendu pourrait tout compromettre, pourrait retarder leur départ. Ici il n’y a qu’à attendre. D’ordinaire trois ou quatre jours, le temps de boucler les démarches administratives avec les consulats. Trois ou quatre jours de calme et d’espoir après les mois d’enfermement. Et rien que le fait de savoir qu’on peut, qu’on a le droit de sortir… Les trois sœurs n’ont pas voulu sortir, même pour faire les courses au petit marché voisin. Elles n’ont pas voulu risquer l’incident qui aurait… elles s’envolent après-demain pour le Canada. Elles ont donné de l’argent à C pour les courses. Vous les retrouvez dans le grand réfectoire. Elles vous montrent leur chambre : une table, trois chaises, une petite armoire, deux lits superposés, la quatrième place inoccupée. Une chambre toute simple et propre. C’est important la propreté après huit mois dans une telle promiscuité. Il y a peu de monde en ce moment dans le camp de transit. Vous vous installez avec elles dans le coin cuisine. Vous déballez ce que vous avez acheté : les cébettes, les champignons noirs, une boite de crabe, des crevettes, du riz, des feuilles de riz, des pousses de soja, une salade… G arrive avec des bières. Elles veulent tout faire, vous pouvez à peine couper les oignons. Elles sont heureuses de préparer un repas pour fêter leur départ, un repas pour C, G et toi, leur amie de France. Elles parlent bien le français, elles avaient commencé à l’apprendre au Vietnam, mais en quelques mois elles ont fait de gros progrès. Elles évoquent des anecdotes durant les cours de C ou G, elles sourient, elles plaisantent mais de leur passé, de leur pays, de la famille et des amis qu’elles y ont laissés il ne sera jamais question, il y a cette zone de silence qui s’étend derrière les sourires.

3. Sans retour

… et toujours l’espoir s’évanouissait tu cherchais ton chemin tu continuais d’avancer croyant voir au carrefour de deux rues un bâtiment qui te dirait quelque chose et puis rien ce n’était pas ce que tu croyais l’espoir se dissipait tu croisais des gens leurs regards te traversaient comme si tu étais transparente tu marchais en te disant qu’à un moment ou un autre tu trouverais bien quelque chose…

… aux feux des dizaines de vélos s’arrêtaient avec des grincements de frein et des cliquetis de sonnettes enrouées des dizaines de vélos et de vieilles mobylettes serrés les uns contre les autres et quelques pick-up et de rares voitures alors tu traversais et allais vers la perspective agrandie d’une avenue espérant apercevoir un des immeubles que tu avais remarqués le matin même à moins que ce ne soit la veille..

…tandis que la peur se dissémine dans les muscles noués dans le sang les viscères secouées de spasmes les doigts recroquevillés et ces yeux fixés sur moi qui m’observent qui me scrutent qui me rejettent comme si j’étais an absolute outsider une fille irrécupérable pour la communauté

...et son regard aussi comment l’oublier, il est entré dans la bibliothèque sans que je le voie, j’étais assise sur le tapis entourée de recueils et d’atlas, concentrée sur un des livres que Mme Muir m’avait prêtés, quand nos regards se sont croisés, une fraction de seconde et tout se joue, il a compris que je ne repartirais pas, que je ne pourrais pas repartir avec lui, et moi j’ai su que je ne pourrais pas reprendre la mer, retourner à…

… et toujours l’espoir s’évanouissait devant les écriteaux marqués d’idéogrammes l’un d’eux indiquait peut-être la direction que tu cherchais mais tu ne le saurais pas tu avais demandé de l’aide à un des rares passants qui t’avait regardée comme un être humain tu lui avais demandé vers où aller mais tu ne parlais pas sa langue il ne comprenait pas la tienne même les onomatopées les mimiques que tu lui adressais lui semblaient définitivement étrangères

… t’accrochant aux grilles tu t’étais hissée devant l’immense parvis de la gare où des centaines de personnes se croisaient arrivant dans la mégapole ou repartant vers les banlieues ou les campagnes comment pourrais-tu la retrouver dans cette multitude dans ce déferlement qui te submergeait qui t’absorbait qui empêcherait tout retour…

… mais elles, elles partiraient après-demain, elles avaient déjà dit adieu aux camarades du camp fermé, parmi eux des gens du village moins habiles à apprendre l’anglais ou le français, des gens qui ne partiraient peut-être jamais, mais elles, après-demain elles s’envoleraient pour l’Occident, elles souriaient, on ne pouvait pas savoir si en cet instant elles pensaient aux anciens, ceux qui n’avaient pas voulu ou pas pu partir, trop âgés pour quitter le village, trop fragiles pour monter sur une embarcation de fortune, forcément elles devaient y penser de temps à autre, sans trop s’attarder sinon le cœur se déchire, elles avaient la vie devant elles, elles partiraient en sachant qu’elles ne retourneraient sans doute jamais au village, au lieux d’enfance, au pays natal…

2. Arrivées

    à peine le jour      à l’horizon une ligne de terre émerge      
la mer est moins forte       retournée vers le mur de la cabine, dort-elle ?      l’envie d’un café    un bon signe après la nausée d’hier     mais le bar
est fermé      se dégourdir les jambes sur le pont      la côte est loin,
encore si loin        les distances en mer sont trompeuses pour les profanes      he knew the magic monotony of existence between sky and water   hésite à retourner dans la cabine     même dans son sommeil elle semble hostile     il fallait pourtant bien lui parler de son carnet      
sur le pont, un alignement de chaises longues vides, chacune ou presque pourvue d’un plaid épais       s’allonger ici pour finir la nuit en attendant l’ouverture du bar      les yeux fermés, les mots s’agitent dans la tête   
  le bourdonnement du bateau, l’éclaboussure des vagues      the magic monotony      combien de temps      maintenant des pas, des voix     
la lumière vive du matin       la côte nette, si proche maintenant     beaucoup de bateaux    quel fourmillement, quelle effervescence       on n’aurait pas pu imaginer que le port d’une île perdue, juste une ombre sur la carte dépliée maintes fois, pouvait abriter une telle activité      port immense où mouillent d’énormes chalutiers, certains battant pavillon vietnamien     plusieurs transbordeurs pour relier les îles de l’archipel et même un cargo russe, le Paramouchir        il faudrait aller voir si elle est réveillée      à droite une rangée de hangars borde le quai des chalutiers sur lesquels s’entassent de grands cageots vides      plastique bleu vif      le ferry meugle en entrant dans le port     sur la gauche,  un front de mer simple, bordé d’arbres, une ligne harmonieuse d’immeubles bas, et là-bas tout au bout de la jetée un curieux édifice arrondi      un casino ?     on aperçoit aussi quelques constructions à travers la végétation des collines     entre la promenade du front de mer et le port de pêche, un grand bâtiment entouré d’un jardin et de grilles noires     un long marché aux tentures colorées s’étend du front de mer jusque devant le grand bâtiment     les cheveux relevés, elle apparaît sur la coursive     elle sourit     le ferry présente son flanc gauche au quai       côte à côte pour un instant, accoudés à la rambarde, assistant à l’accostage

Des nuages épais. D’une blancheur éblouissante. Leurs contours nets laissent entrevoir les îles bordées d’écume, les rivages escarpés plongeant dans le vert intense de la mer de Chine. Plus tard les mots de Volodine cristalliseront ce premier choc. Pour l’instant, tu ouvres grand les yeux. L’avion amorce un profond virage au-dessus de la Baie, laissant apercevoir de hautes collines sombres derrière la forêt urbaine. Sous toi, en perspective verticale, la ville aux longs bras de verre et d’acier tendus vers le ciel. Comme dans ton souvenir, l’avion longe une rangée d’immeubles. Le regard frôle un instantané de vies quotidiennes, un homme qui fume à sa fenêtre, deux femmes assises près d’un enfant aux jambes nues debout sur une table… on est passé trop vite, reste une sensation d’intimité fugace, une curieuse émotion. Ainsi tu es là. Là est devenu ici. Coïncider avec le lieu, l’instant. Tu descends de la passerelle de l’avion. Sur le tarmac, la touffeur, l’humidité poisseuse. Les chevilles gonflent dans la file d’attente pour le contrôle des passeports. Les souvenirs sont flous. Tu revois C qui t’attend derrière la porte d’arrivée. Tu la revois vêtue d’un t-shirt kaki, tenant un sac en plastique au poignet. Elle te guide dans la foule, dans le brouhaha où résonnent des annonces en chinois (cantonnais ou mandarin ?) et en anglais. Elle te guide vers le métro, précisant qu’il faudra vous imposer y compris un peu brusquement sous peine de rester à quai. L’incroyable propreté du métro. Nul besoin de se tenir dans la rame bondée, tu flottes soutenue par les corps étrangers serrés contre toi, hommes et femmes souvent minces en chemise claire. Pour sortir aussi il faut lutter contre le courant inverse en gardant contre toi le sac de voyage et le cabas. Maintenant Central Piers, les embarcadères vers les îles. Pas trop de monde, il est encore tôt dans l’après-midi. Quand le ferry quitte le quai, le vent soulève vos cheveux, un souffle d’air bienfaisant, le bateau prend de la vitesse, la Skyline s’éloigne, serrée entre l’eau et les montagnes… il y a quelque chose de saisissant dans cette verticalité de la nature et du bâti. Les mots échangés entre C et toi lors de cette première traversée de la Baie, tu ne t’en souviens pas. Tu dois donner des nouvelles des amis de France, elle te parle sans doute un peu de sa vie ici avec G, de leur travail dans le camp de réfugiés vietnamiens. Le ferry approche de Peng Chau, tu aperçois la courbure du rivage, le léger moutonnement des collines touffues. La tranquillité de l’île, la modestie des bâtiments, d’un étage ou deux, contrastent avec la frénésie de la ville entraperçue. C et G habitent près de l’embarcadère un petit immeuble aux balcons encombrés. Vous allez déposer ton sac et boire un café dans le petit séjour où tu dormiras ce soir et les soirs à venir. Quand tes paupières s’alourdissent C te conseille de ne pas les fermer et d’attendre ce soir pour t’endormir. Vous allez faire un tour dans l’étroite rue principale, bordée de boutiques minuscules pleines à craquer, de cagettes de fruits à même le sol, de différents modèles de ventilateurs, de rice cooker posés sur des chaises en plastique blanc… Ton regard se perd dans la profusion des objets, des couleurs, tu respires l’odeur lourde des étals de mangues.

1. La nuit d’avant

La nuit d’avant       une chambre de passage, le sac déjà prêt, très peu d’affaires, le minimum, l’indispensable       mais qu’est-ce qui est vraiment indispensable ?     vérifiant une nouvelle fois que tout y est     le téléphone en train de se charger     pensant à elle    se demandant si      espérant que       pourquoi avoir pris Lord Jim ?      pourquoi pas     même quand
il y a peu de temps pour lire, la présence d’un livre est toujours       mais pourquoi Lord Jim ?      cette tension qui s’installe insidieusement      de la fenêtre on ne voit pas la rue, juste les hauts murs de la cour, sombres, sales        la pluie tiède s’abat d’un coup sur le béton, elle frappe les vitres fermant les yeux pour l’écouter s’écraser au sol ou rebondir sur le plastique dur des poubelles alignées dans la cour     en attendant que ça se calme pour descendre acheter une soupe au restau thaï       évitant de trop penser    de se projeter demain ou après-demain quand le ferry accostera à      ça ne sert à rien       regardant l’heure qui sursaute de seconde en seconde sur la montre non connectée       une antiquité qui fonctionne très bien, a assuré le vendeur, avec un mécanisme de haute précision garanti deux ans     évitant aussi d’imaginer ce qui pourrait se passer avant l’embarquement       tout ce qui pourrait empêcher que     
il faudrait dormir, au moins un peu, pour avoir assez d’énergie demain, assez de vigilance pour          ne pas trop penser mais tout de même revoir dans sa tête le parcours jusqu’au port     visualiser le carrefour où
la retrouver     finalement rester dîner au restaurant thaï car les trombes d’eau n’ont cessé qu’un instant, le temps de s’en apercevoir, de descendre les huit étages et d’entrer dans la grande salle impersonnelle, aux chaises noires vernies, aux clients clairsemés      des crevettes pimentées       
une bière un peu sucrée       une lourdeur en remontant à la chambre      dépliant la carte des îles     l’archipel de Wanshan      plus d’une centaine d’îles répertoriées       et tous ces îlots trop petits pour y figurer      le téléphone est complètement chargé      activer l’alarme du réveil       résistant à l’envie de l’appeler      

La nuit d’avant, tu tournes en rond. Le sac est vide, grand ouvert. Tes vêtements bien pliés, ton carnet, la trousse de toilette, le tome 1 de Crime et châtiment, là sur la table. Avec le k-way tout neuf, indispensable en pleine saison des pluies. Et l’appareil photo, tropicalisé. Passeport, portefeuille et lunettes de soleil déjà dans le cabas mou où tu mettras aussi ton livre. Tu tournes en rond, d’excitation et d’impatience, cette envie tellement forte, irrationnelle, d’aller là-bas, dans cet archipel, dans cette ville à laquelle des images, des souvenirs surgis d’on ne sait où, t’attachent depuis l’enfance. Alors pourquoi tant d’inquiétude maintenant… L’impression que là-bas est plein de dangers, d’inconnu abrupt, impitoyable… comme si tu allais vers un pays totalement sauvage, où les montagnes, les fleuves, les villes n’auraient pas de noms, où les us et coutumes seraient erratiques, cruels, sans règles écrites et moins encore appliquées, un magma, un chaos… les chats viennent se frotter à tes mollets, ils ont émis un miaulement rauque tout à l’heure quand tu as sorti le sac, le noir a sauté sur la table pour flairer tes vêtements… bien sûr ce n’est pas le chaos là-bas, des millions de personnes y vivent leur vie à peu près comme nous ici. Le chaos, il est plutôt dans ta tête… tu caresses les chats, tu leur parles, A viendra les nourrir chaque jour et restera un moment avec eux… malgré tout tu te sens coupable, plus de trois semaines, c’est long… tu te demandes si c’est la peine d’aller si loin pour plonger dans ton chaos ?  Tu grignotes un morceau de pizza, tu finis le dernier yaourt. Un post-it sur la porte d’entrée pour ne pas oublier de descendre la poubelle demain matin. Tu t’allonges sur ton lit, un moment de flottement, d’absence, avant de sursauter, cœur battant. Tu es bien réveillée maintenant. Tant pis si tu dors peu, tu auras tout le temps demain durant les treize heures de vol.

Prologue

© Muriel Boussarie, île d’Yeu, novembre 2020

À Venise, cherchant le palazzo Mastelli del Cammelo.
À Donastia, le long du rio Urumea.
À Bonifacio, le balcon de la rue Doria, l’église Sainte Marie Majeure, miraculeusement claire.
À San’t Erasmo, les petites embarcations près de la Torre Massimiliana.
À Ouessant, de la pointe du Pern au phare du Stiff, la fraîcheur de la mer d’Iroise.
À Amorgos, les fouilles abandonnées de l’ancienne Minoa, les escaliers grimpant au monastère de Khozoviotissa.
À Hong Kong, l’avion longeant les immeubles de Kowloon avant d’atterrir à Kai Tak.
Sur l’île de Peng Chau, un énorme cafard volant blotti derrière mon divan.
À Cagliari, Corso Vittorio Emmanuelle II, un groupe d’Hare Krisna défilait pendant la passegiatta.
À Shamian, un pont sur la Rivière des Perles où des centaines de scorpions morts séchaient au soleil.
À Manhattan, la tête retournée dans un vertige à l’envers, un sommeil irréel sur Ludlow Street.
À Lanzarote, le sable rouge, les convulsions de roche noire de Timanfaya.
À Groix, les marques jaunes du sentier côtier, la solitude de Port Tudy.
À Corfou, les fanfares pour la sortie de Saint Spyridon.
À Drottningholm sur le lac Mälar une cantatrice invoquant Striiiiinnnnnnnberg !
À Catane en pensant à Goliarda Sapienza.
En Crète, nageant dans la mer de Lybie.
À Iwama sur les traces de Morihei Ueshiba.
À Cadix, le long de la calle Encarnacion
Sur l’île Instant, notre nuit de tempête.

J’étais à Macau je marchais avec Breughel en direction de Taipa.
J’étais à Pétersbourg, je suivais Rodion sur la Perspective Nevski, vers l’île Vassilievski. J’étais à Quauhnahuac, je titubais avec le consul dans la Calle Nicaragua. J’étais à Colombo, je descendais Indigo Street, toutes tentures baissées en début d’après-midi. J’étais à  K., je marchais entre les étals de Long Mercy Camp, je regardais l’esplanade Bái-Hǔ.
J’étais à Sakhaline, j’arrivais à Tomari en suivant le 47ème parallèle Nord. J’étais à Irina Island, je dissuadais Jay et L. d’embarquer sur le Paramouchir. J’étais à Dommarien, je longeais le canal en allant au bar de l’écluse. J’étais à Bombay, je naissais à minuit en plein mois d’août. J’étais à Dijon, j’attendais Éric Chevillard près de l’ours du Jardin Darcy. J’étais à Olinde, j’écoutais Marco mentir sur Venise. J’étais à la Nouvelle-Orléans, je marchais le long d’un grand nom, Mississippi.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

6 commentaires à propos de “Le double voyage | traversée, exils”

    • Merci François. La proposition autour de Jacques Roubaud dans le cycle #Pousser la langue m’a marquée…

  1. entre les blancs et les scintillements, trouver ma route dans ton voyage (très prise ces derniers temps, beaucoup trop pour avoir le temps de lire et découvrir les lignes d’horizons de chacun…)
    et je serpente entre ferry et marais hantés de dragons
    salut chère Muriel…

    • Chère Françoise, merci d’avoir pris le temps de chercher ta route dans mes cheminements… je sais combien c’est difficile de trouver assez de temps pour vagabonder dans les voyages de chacun.e.s. Dans cet atelier, je trace mes souvenirs dans un voyage lointain qui m’a beaucoup marquée et qui inspire depuis deux ans un long projet d’écriture et peut-être un livre… à suivre.
      Merci pour ton passage et à très vite