Pourquoi voyages-tu ? Toujours cette question, cette insistance d’une justification, Souvent le silence s’installe, une gêne, souvent alors on raconte – les lieux, les monuments, les gens, quand on les croise – La distance, on l’estompe à la gomme des mots et des chromos. Et puis, il faut taire cette culpabilité, celle de l’apatride qui laisse tout le monde, son monde, se dépatouiller sans lui.
Au fond de lui, X voudrait se taire, quand X voyage, il ne sait pas. C’est ce qu’il aime, les questions sans les réponses et pourtant dans l’attente d’être un jour comblées, mais quand ? Il est projeté, il se retrouve un matin au soleil levant sur une place, un nimbe de fraîcheur autour de lui. Il essaie, mais tout est encore trop vague, de prendre les mesures de ce qui est changé. Il s’assied alors sur un banc. Fais le point, devient ce point, s’observe en plongée. Il se lève alors et, mu par un aimant, actionné d’un endroit que personne ne voit, il est promené au hasard de ses impulsions, un laurier-rose, une incurvation inattendue de la chaussée, des graffitis, un coin ombragé.
Puis, quand l’agitation de la journée décroît, quand la lumière décline, il imagine, oui, à ce moment-là, il se dit que le voyageur, lui ou un autre, n’importe qui en vérité, est un détonateur, une explosion à venir qui ne se connaît pas… pas encore. Il se dit que tout voyageur envisage sa fin, que chaque voyage est la quête de cet impact. Le choc en recherche de percuteur. Nous voici lancé à grande vitesse, gentiment remisés
dans un étui, dans les airs, sur la route et par voie de mer. C’est étrange de se représenter cela, se dit-il, de penser que finalement l’intention nous échappe, c’est quelqu’un, quelqu’un d’autre qui a tiré le coup, est-ce qu’au moins c’est nous qui l’avons dirigé, décisionnaire de la destination ?
Et ce pas, suivi de tant d’autres qui les a compté ? Et puis, toujours enivré de ses pensées, vient le temps de la contemplation, les raisons en pause, il se laisse mariner dans la sensation, il est le voyage, sans devant et sans derrière, un doux bruissement de questions et d’éblouissements.
Et de tout cela, il a du mal à s’en expliquer, les gens qui voyagent sont nombreux, les voyageurs si peu.
Pour voyager, il faut faire un pas de côté, être en décalage, juste un peu, de soi-même. C’est pour ça pense-t-il qu’ils sont peu. Peut-être arrivera-t-il un jour où il n’en restera plus, éteint d’eux-même, faute de nourriture, d’oxygène à consommer. Ça ne le tracasse pas particulièrement, pour l’instant, il se contente des voyageurs de passage, complices d’occasion, des originaux, des enfants… Il les devine, jamais ses yeux dans leurs yeux, mais accrochant les trainées de leurs regards, ramenant à lui leur écume.
Pourquoi tu voyages toi ? L’interpela une voix… tandis qu’il marchait dans la rue. Surpris, il marqua un temps d’arrêt, leva la tête pour vérifier qu’il était bien le destinataire de ces paroles. Une petite fille était assise, seule, non loin de là sur un banc, légèrement, en retrait, au début d’une allée bordée de frêne. Elle avait lancé à ses pieds, non loin d’elle, des graines si bien que pigeons et moineaux se les disputaient, sans ménagement, sous les rires, les encouragements, les admonestations enfantines. Ces mots, il les avait entendu tant de fois. Selon son humeur, cela l’avait laissé exaspéré, irritable, ou déprimé – pourquoi fallait-il toujours tout justifier ? Une maladie de l’époque, un prurit interrogateur. Pourtant, ces mots entendus tant de fois, sonnaient tout différent, leur musique, il ne l’avait jamais ressentie. Cela lui paru une évidence, il s’assit à son tour et, déjà, dans la lumière filtrée et diffractée par le feuillage, un kaléidoscope d’images, de sons, d’odeurs lui voilait le regard. Un vélo arrivait qui éparpilla le regroupement dans un explosion d’ailes et de blancheur. Il n’y avait plus rien, quelques graines que la troupe vorace, avare et querelleuse n’avait pu emporter ou dans le chambard du départ avait du se résoudre à relâcher.
Et puis flottant devant lui, comme une brume, cette nuit étouffante, l’océan tout près, avait du se retirer, très loin, avec sa fraîcheur. Par vague, la touffeur l’assaillait de partout, chaque objet, chaque mur, le ventilateur accroché au plafond lui retournait un souffle brûlant, cela battait en lui, sur sa peau, sous sa peau et dehors un martèlement continu l’accompagnerait jusque tard dans la nuit. L’odeur de sa sueur refluait et des mains lui tendaient suppliantes des médaillons de la vierge, dont on fixait attentivement les détails pour ne pas avoir à lever ses yeux et à croiser les yeux de ces mains, au pied de la cathédrale. La guimauve rococo de Saõ Francisco, si près, si loin. Ces mains, d’autres mains, avides, avaient arraché de force les ors de là-bas pour la splendeur des siècles de gloire oubliés. Et puis les cris des bravades de ces garçons torses nus, excitation et peur en regard, avant le saut du pont Maria Pia, son cœur battait la chamade à l’unisson des autres cœurs, rien qu’à les voir petits pique-bœufs sur le dos arrondi de la carcasse de métal, un instant avant la chute. Et puis, le temps s’arrêtait suspendu quelques secondes en l’air et dans une gerbe d’éclaboussures et d’exclamations repartait oublieux. Il les laissait et cela continuait sans fin jusqu’à l’obscurité, hors de sa vue et encore vibrant en lui. La faim s’éveillait et il entrait alors dans un de des restaurants ouvriers qui bordaient le fleuve, empli de larges tables rustiques, d’éclats de voix, du tintement des verres et des couverts et de l’odeur douçâtre et acide des tripes en cuisson.
Devant lui le fourmillement d’ailes de bec et de pattes s’était reformé à la faveur d’une accalmie et d’une nouvelle poignée de pitance. La fillette avait repris son jeu s’amusant à trouver un nom aux oiseaux et les bombardant d.exclamations et de questions : et toi, tu voyages où ?
X se leva avec précaution et confiant l’écho de ses dernières visions à ses compagnons de voyage marcha sans se retourner.