## Double voyage #01 | La nuit d’avant l’île

Embarquement la veille dans le Ferry SNCM, ne me rappelle plus son nom. Départ de Nice. Au bout de la nuit, promise, la galette crumble bio, aux bords déchiquetés, dardant son doigt vertical pointé sur le continent, une accusation ? Je ne veux pas savoir, on a désiré  l’île. Première rencontre. Direction BASTIA. La mer la bleue est sous nos coudes et nos postérieurs dans la grande salle à manger de la baleine flottante, gros cétacé de ferraille grinçante. Sa grande bouche arrière qu’on a vu se refermer en ahanant nous a fait sourire. Baveuse à travers tous les fanons de ses commissures, elle a avalé sans déglutir toutes nos bagnoles rangées comme des sardines sages. Crissement strident des pneus, énormité des chaînes et des palans… Ballet hallucinant des hommes à gilet fluo orange pour guider nos manœuvres, on obéit. Les hommes et les femmes à chemise blanche, leurs casquettes à galons dorés, leurs vestes couleur marine impec  sont à l’étage supérieur. Contraste des tenues et des allures. Les laborieux n’ont pas le temps de sourire, les commerciaux s’y emploient avec aisance et complaisance. C’est le deal marketing. Il y a de la concurrence. Bienvenue à Bord. Soit.  Jeux de rôles. Alors on partira avec des inconnus.e.s. dans un vaisseau qui sent le pétrole, on pense au Potemkine en plus petit.  Reviendra-t-on saufs ? En tout cas statistiquement, plus de chance de survie après avarie qu’en cas de crash en  avion. On est fébriles et pas très sécures, les gémissements de la corne de brume, l’infidélité des sémaphores, la nuit qui tombe brusquement à la sortie du port, le sentiment brutal d’avoir quitté la terre ferme, familière. Tout indique une probabilité non nulle de non-retour. Il y a maintenant et plus tard, nettement séparés. Et si c’était notre dernier voyage ?

Collection particulière

Pas de cabine cette nuit-là. On a eu d’abord l’idée plutôt folle et romantique de la passer sur le pont, sous les étoiles, pour ne rien en perdre des sensations de nouveauté. C’est comme pour l’amour et son imprévoyance exaltante des premières fois.  Economie sur les billets aussi, ce  sera plus d’argent disponible pour le séjour. Confusion naïve avec les promenades en barque sur le lac minuscule du Parc de la Tête d’Or avec les enfants. Mais ici la croisière est plus longue. On guette le mal de mer. Le confinement et l’effet étouffoir de la moquette omniprésente sur le sol et les murs  des couloirs intérieurs le rend redoutable.  On comprend soudain que l’aération par les hublots et les ventilations mécaniques ne vont pas faire le job. C’est dans les hoquets et les odeurs vomitives des autres passagers.e.s. que le vague à l’âme viscéral survient, attendu, on le regarde en face… On remonte à l’avant sur le pont… Regarder l’horizon… Se tenir collé-serré sur l’acier du bastingage…Rire de notre bêtise… On avait pourtant pris un médoc antispasmodique et  engourdissant mais ça déborde… Comment ça va toi ?  Pas trop bien, et toi ? On va s’en sortir… Regarde donc le bout de la nuit !

Au petit matin, le réveil ankylosé, la perspective du petit déjeuner, la joie de voir les brumes et la silhouette lascive de l’île. On nous annonce qu’il y a eu un changement de cap… Mesdames et Messieurs, Ladies and Gentlemen, Signore e Signori, nous avons le plaisir de vous annoncer votre arrivée dans une demi-heure au port de … L’île Rousse ! Nous nous excusons pour les désagréments de votre traversée due à la forte houle  qui nous a obligés  à dévier notre trajectoire. Nous sommes à votre disposition pour vous aider à regagner votre destination initiale… et bla bla bla… La Corse est donc rousse , comme la lune qui nous a guidé.e.s.  Le port est minuscule , la baleine y rentre et manœuvre avec l’aide des aides de marine. Le spectacle est plaisant, l’ambiance est joyeuse sur le pont. Les sourires s’allument comme le soleil. Une odeur de varech et de maquis s’embrouille dans nos narines. La Corse est engageante,

La frôler c’est déjà l’adopter. C’est un amour qui ne tarira pas. Aspettami Corsica !

https://www.youtube.com/watch?v=DfSGhrrrVGI

Des voix surchargées de cris…

Langue de terre
trop bavarde

appelant presqu’île
l’île repentie, dépossédée

de sa solitude

Marie-Ange SEBASTI ( 1945-1922), Presqu’une île, Préface de Charles JULIET (1997)

EDITIONS SAN BENEDETTO 1997

D’abord les tours génoises

sentinelles spartiates

aux avancées de roche

solitaires et altières

battues par les vents

même les fantômes

sont tous invisibles

tous morts

*

La belle assaillie

n’a pas pu se défendre

sa langue a commis

la faute des marchands

se rendre aux plus offrants

changer de patrimoine

métisser la nourriture

absorber la tutelle

la ruée vers l’or

des montagnes

la résistance

des vieilles

et des châtaigneraies

Le jour d’avant

tu ne le savais pas

C’est à Corte

que tu as compris

l’histoire et

toutes ses saignées

Les gens d’ici

veulent la paix mais

certains n’ont pas

digéré

la colonisation

Peuple fier

Peuple rebelle

si disparate

désormais

prégnance

du nostalgique

Les femmes

en noir

édentées

Les processions

d’icônes

Les parvis

d’églises décrépites

Le silence ombragé

des villages

perchés

Les jours d’avant

se sont fait nombreux

La retrouver

cette ïle

de toute

beauté

ne pas

la posséder

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

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