04 – les haltes sur la route
J’ai faim alors on s’arrête – elle aussi surement. Faim mais pas envie, pas comme donnent envie les arrêts en Italie, avec les petits sandwichs et leur bonne charcuterie, avec Y. on s’y arrête exprès, on fait durer, jusqu’au bout, alors qu’à même pas 45 minutes là, tout droit, c’est déjà chez nous. Mais ici pas d’Italie. C’est Vinci, vendredi, ce n’est même pas un voyage. Pourtant. J’ai acheté quelque chose dont je sais d’avance que ce ne sera pas bon. J’ai faim. Je suis allé tranquillement mettre mes mains sous l’eau glacée et j’ai bêtement hésité devant les pictogrammes représentant l’homme ou la femme. Chacune d’entre nous a fait ses achats séparés comme si on ne s’était jamais rencontré. J’ai pris un café, croisé un tas de gars en tenue de travail, soufflé sur mon café. Dehors il fait beau et froid. Nous avons mangé en silence, debout et plutôt rapidement. Puis nous repartions déjà, c’était fini.
J’ai faim alors on s’arrête – elle aussi surement, lui on ne peut jamais savoir vraiment. Il fait sa tête d’enfant, m’a déjà pris une partie de la mienne en venant. Faim mais pas envie, pas comme donnent envie les arrêts en Italie, avec les petits … Ça je me le suis dit tellement fort. Mais ici pas d’Italie. C’est Vinci, Vendredi, ce n’est même pas un voyage. Je l’ai laissé avec lui, acheter quelque chose à manger, j’avoue je me suis un peu échappée, pour mettre mes mains sous l’eau glacée. Et si je n’en sortais pas, de l’alignement des robinets et des portes de Wc ? Si je restais là où mieux encore, si, en ouvrant une porte et en appuyant sur la chasse d’eau, je pouvais remonter le temps ? Je remonterais au matin où à 6h j’attendais dans le noir, le clignotement des warnings pour seul lumière, pour seul repère ; l’heure où j’attendais dans le froid et où il ne voulait pas venir. Tant pis pour lui, je serais retourner me coucher. Je remonterais à la veille, je prendrais mon téléphone et j’appellerais quelqu’un pour dire j’annule tout. Allez-y sans moi, en plus le vendredi je ne travaille pas. Je remonterais à un mois et je dirais, je crois qu’il faut que je fasse une pause en vrai. Mais j’ai juste bêtement hésité devant les pictogrammes représentant l’homme ou la femme et puis je les ai rejoint. C’est son tour à elle de s’échapper aux WC. Je reste seule avec lui, qu’on ne peut pas laisser, il ne veut pas manger alors il me met les nerfs en pelote. J’ai pris un café, croisé un tas de gars en tenue de travail, soufflé sur mon café. Dehors il fait beau et froid. Je me suis énervée, il s’est caché puis est revenu victorieux, j’ai abdiqué. Je me suis enfermée dans la voiture et je l’ai ignoré. Nous sommes repartis mais c’était loin d’être fini.
02 – arrivée dans les villes
Arrivée de nuit – le truck conduit par le frère – la fatigue des trois jours en attente – le pont vert et la ville qui apparait ou qui se dresse – formes carrées éclairées petite fenêtres – sensation de tout et de ne jamais plus partir – peut être juste l’apaisement d’être arrivé alors qu’on a cru n’y jamais parvenir – au début donc la ville est une perspective qui se dresse devant, et puis, le truck avançant on se rend compte du relief, on entre à l’intérieur et d’un coup les rues se font basses, seulement les blocs immenses parfois surgissent et interrompent cette impression, mais sinon bas, bâtiments bas et en enfilade, le truck roule, droit toujours tout droit, c’est la nuit et on voit tout – il y a la voix du frère qui dit les lieux et leurs explications – l’œil qui veut tout attraper tout voir et surtout retenir, garder
On arrivera de nuit et on n’aura pas d’hôtel ou alors il y en avait un mais on est un jour plus loin – la ville sera comme un grand lacet incertain – il fait chaud, c’est une ville de chaleur qui écrase – avec un fouillis de rue inextricables – peut-être qu’on aurait pu connaitre quelqu’un ou peut-être que nous ne sommes pas « on » mais que je suis un. Et ça change tout. Il n’y a pas de lieux communs ouverts, que des enfilades de rideaux de fer, des petits lieux de nature entre des barbelés, des petits coins protégés où dans le noir, les plantes complotent pour leur avenir, poussent et croissent pour demain, être soudain immenses alors qu’on avait rien vu venir. Les toits sont aussi des maisons, leurs petites portes disent qu’on peut entrer ici, et s’y installer pour la nuit.
01 – les nuits ferry
La nuit d’avant tout tangue – là-bas, personne ne sait que c’est la nuit d’avant – le tissus du sac de couchage fait ombre dans cette pièce qui ne s’éteint jamais et les voix surtout les voix des hommes si proches au-dessus de la tête – derrière la maison peut-être, d’ailleurs quelle maison, c’est une rue plutôt, un appartement , mais quand on parle de chez soi, toujours on dit « maison » – c’est de l’italien, des rires des anecdotes – c’est de l’arabe ou du français c’est des invectives des choses rapides comme des souffles – je ne dors pas, forcement on ne peut pas dormir, sur cette banquette, toute lumière allumée, et les voix fortes des hommes à côté, pourtant à l’intérieur c’est calme comme une mer il n’y a pas le tumulte qu’il y a toujours dans ma tête avant quelque chose, avant que quelque chose advienne, le voyage laisse la tête au repos, le souffle calme, et tout, tout devient serein, même l’insomnie – est-ce que eux ont dormis, cette nuit d’avant qui n’en est pas une, d’ailleurs, comment il dorment les petits, leurs petits corps ramassés dans de petits lits, et eux, que pensent-ils la nuit, est-ce que c’est calme plat avant tempête ou est-ce que c’est déjà plein de grandes questions – j’ai choisi le bateau, c’est plus long, on a froid et j’aime ça, j’ai choisi de mettre la voiture grise défoncée et tout son barda dans le bateau, c’est la première fois, mais plus tard je ferais de nouveau la traversée, avec lui, et le camion, j’ai choisi le bateau et pas de cabine, trop cher, et on s’en fout après tout, demain j’arrive dans la ville des quais de sable et des fortifications, la ville du petit frère parti, demain j’arrive et je vais bien, je ne dors pas mais je vais bien – eux les frères, ils vont partir aussi mais ils ne le savent pas, ou peut être qu’ils s’en doutent, comme se doutent les enfants, des grands malheurs qui vous tombent dessus, eux, ils étaient prêts et il n’y a que les adultes pour pleurer après, avec des valises dans les mains, des choses qu’on laisse et de grands bateaux aussi, mais pas des bateaux calmes, pas des insomnies apaisées , juste des fuites rassemblées – demain j’arrive, demain c’est bien.
00 – le réel est une colonne décalée
De Nhan trang, les rooftops crasseux et ceux qui viennent en russe, ne plus dormir, jusqu’aux soleils de cinq heures du matin
De l’Algérie, une histoire de consonance, de lignés d’araignées balayées
De Main street, les ascenseurs sautillants, fébriles images d’avant
De Saint-Pétersbourg, la langue collée, froide – tire sur la glace des souvenirs avant d’être né
De Liège, le ventre du poisson apparent, retourné sur lui-même, petit vasistas où le jour ne tombait pas
De Prince Rupert, les femmes poussières enlevées aux routes – une fatigue pour ferry de nuit, fatigue compulsée
De Paris, pas de voyage, presque une vie
D’Annaba, les yeux de Mohamed dont je fus sœur, concubine et mère, finalement plus rien d’autre
De Cadix, petites maisons de chat, de tôle et de tout – venant
De Prague, chaude brioche enroulée de consonnes et de fumée – salles de bains sur les toits
De Côme, la voiture en nerfs de l’opaque ville qui se réveille partout en petites touches, en petites fumées – penser presque l’avoir dessiné
D’Irkoutsk, rien que la brutalité de la proposition
De Near Point lighthouse, les disparus, chemin annulé, nuages écourtés et de nouveau caché puis la lumière encore – être l’autre, le goût du whisky logé entre les sourcils
D’Austin, Denton, Paris Texas, un désert partiellement perdu – des enfants dans des bottes d’enterrement, les croupes des filles ou des juments – aujourd’hui béton fini
D’Ulapool, juste l’impression que la fin du monde, sa limite, serait quelque chose de beau et d’apaisant
D’Athènes, les façades embellies par les graffitis
De Florac, la peur des causses profonds aux orages secs, et des amis sans fontaines
De Medellin, la promesse du sud, de l’autre côté, des lignées de filles et leurs mômes tous mal nés –
De Kyoto, juste un doigt, presque une main, toujours un train – goût de froids matins
De Daoura, le vent sans fin dans les rues qui n’existent pas
De Victoria, reflet de fatigue phoque, hydre de ne plus jamais revenir d’ailleurs que d’ici
D’Oulan-Bator juste le rêve des fonds de vin
De Londres, le fleuve brumeux de ses cheveux blonds peroxydés et de mon crâne rasé
De Liangshan, la sueur des bols et des bouillons, des ornières qui échappent des camions
D’Osaka, rien, y suis-je vraiment allé ?
Du Liban, trois petites explosions, sous la fenêtre l’émotion des jours avec celle qui ne dort pas
De Bled, tentes givrés ouvertes sur des mollets contractés de garçons pour brochets
De l’Anatolie, des routes comme des films trop longs, des jours trop longs, des cadavres trop polis
De Buggerru, plastique contre hanche, tête levée, ruiner la roche et la mer, rester là, toujours, à 360degrès
De Jerez, noirs, les champs de tournesol, les pas de la folle, brulés
De Hoa Hiep, le serpent écran, sel de fruit et de lumière, un halo qui détalle les crabes vers la mer
De Palerme, le père aux fenêtre angoissés, debout, toujours debout, tenu dans la voix loupée, cherche les disparus du matin
J’aime la construction de cette liste. Chaque fragment est émouvant, ça donne à voir mais aussi à rêver.
j’aime ce titre, qui me paraît très vrai quand on évoque « le réel », au fond, ce n’est sûrement rien d’autre qu’une colonne décalée, et ce prologue donne envie de lire davantage sur chacune des destinations
aussi je me découvre une tendresse particulière pour ce mot « truck » qui fait comme du bruit dans ton texte