Elle repose la tasse de café encore chaude sur la petite table bancale de sa chambre. Un dimanche comme un autre, elle prend le temps, savoure ces instants précieux où elle peut laisser son esprit vagabonder librement. Son regard erre de la fenêtre au mur de sa chambre. La fenêtre donne sur une cour sombre et grise. Pour apercevoir, lorsque le temps le permet, un bout de ciel bleu, elle doit se pencher au-dessus de la balustrade et lever la tête. Sur le mur, recouvert d’un papier jaune vieilli, elle a accroché l’Almanach des Postes et des Télégraphes de l’année en cours. Elle en connaît chaque détail, barre les semaines au fur et à mesure, note les évènements importants. Chaque fin d’année, elle en range un dans la boîte qui leur est réservée. Chaque début d’année, elle suspend le nouveau au même endroit et s’imprègne de l’illustration au centre du calendrier dont elle interprète les éléments comme autant de signes révélant la coloration de l’année à venir. Ainsi se sont succédé les paysages plus ou moins champêtres, les scènes paysannes ou de chasse, les natures mortes, les tableaux familiaux et autres représentations de la vie quotidienne. L’année 1924 affiche une silhouette de femme devant un paysage de montagne. En observant la masse blanche et anguleuse d’un sommet enneigé à l’arrière-plan et celle grise, plus proche, d’un ensemble rocailleux, elle se dit qu’elle n’a jamais connu ce genre de paysage. Les seuls qu’elle connaît sont ceux, verts et vallonnés de sa bourgogne natale et ceux tristes et ternes de Paris où elle vit à présent. La jeune femme en excursion se tient de profil, le visage tourné vers un lac aux eaux vertes qui s’étale jusqu’aux monts enneigés. Élégamment vêtue d’orange et de blanc, elle est chaussée de fines bottes, porte une sorte de turban assorti à ses vêtements sur ses cheveux coupés courts et tient un grand bâton de berger dans sa main droite. Deux autres personnages peuplent, dans le lointain, ce paysage montagnard, deux hommes descendant un sentier qui semble les rapprocher de la jeune femme, l’un vêtu de blanc, de bleu et de rouge précède l’autre, habillé de tons sombres. Après avoir avoir songé qu’elle ne serait jamais dans la situation de la jeune femme représentée, de toute évidence une bourgeoise qui n’a jamais connu l’usine, ni les travaux domestiques, elle se demande qu’elle peut être la relation entre ces trois personnages et imagine différents scénarios possibles. Le plus probable : la jeune femme, qu’elle s’est prise à nommer Louise, est arrivée en premier au lac, bien qu’elle ne soit pas vêtu de façon très appropriée pour une longue marche. Sa jeunesse et son enthousiasme l’auront propulsée en avant du petit groupe avec lequel elle chemine en montagne, groupe probablement composé de son mari (ou fiancé) et d’un domestique ou paysan leur servant de guide. Le visage de Louise n’étant pas visible, elle peut lui attribuer différentes expressions : exaltation et émerveillement devant la beauté de ce qu’elle contemple, satisfaction d’être arrivée en premier, fatigue après l’effort, agacement devant la lenteur des deux autres ou au contraire contentement de les avoir devancer et de pouvoir profiter d’un moment de tranquillité, enfin seule face à une nature minérale, rude et sauvage. Son esprit se perd ainsi, à inventer des histoires à partir de l’image qu’elle a devant les yeux. Le plus souvent elle y voit surtout la solitude d’une jeune femme dans une impasse. Malgré la majesté des éléments représentés, la froideur et l’austérité du décor évoquent plus, pour elle, la fin de quelque chose, l’absence de perspectives, qu’un aboutissement. C’est la fin du chemin, en fait, un pas de plus et Louise plongerait dans l’eau glacée du lac. Elle se dit parfois que c’est d’ailleurs peut-être son intention et la raison pour laquelle elle est arrivée avant ses deux compagnons de voyage. Ceux-ci sont d’ailleurs si petits et lointains qu’ils en deviennent totalement insignifiants, presque inexistants. Louise est seule, se dit-elle et elle songe au calendrier de 1923, celui sur lequel s’ébattait une portée de jeunes chiots, dont l’un, à l’écart, lui avait toujours semblé moins vif, peut-être malade ou blessé. Pour une raison qu’elle ne comprenait pas, son air égaré lui avait toujours fait pensé à Paul, jusqu’à ce qu’elle doive noter son décès à la date du huit mai, après quoi elle avait évité de regarder ce calendrier, qu’elle avait même rangé dans la boîte avant la fin de l’année pour le remplacer en avance par celui de l’année suivante, l’année de la jeune fille seule face à l’impassible dureté des montagnes.