L’après-rencontre commence par un temps de silence agréable. Notre auteur irlandais déguste sa bière alsacienne avec plaisir. Regarder la mousse qui s’affaisse lentement semble l’apaiser. Cathy B. a fait une magnifique lecture comme d’habitude et le public déjà conquis a embarqué dans un échange simple, chaloupé et parfois pointu sur l’histoire du pays. Hugo H. a répondu sans langue de bois sur l’aspect historique.
La Winstub est pleine de clients, c’est le début du second service. La table est bancale et je n’arrive pas à stopper un des serveurs. Hugo H. sourit de la situation. Quelques poils rebelles de sa barbe grise pointent sur ses joues.
Les gens étaient présents et on sentait les bons lecteurs me dit-il pour entamer la conversation. C’est vrai que les collègues ont su fidéliser pour ces rencontres des lecteurs attentifs. D’ailleurs nous leur proposons systématiquement une rencontre lors des Belles Étrangères. Pourquoi être si critique vis à vis de vos congénères? Il faudrait savoir dépasser son histoire et enfin passer à autre chose. Cela m’énerve de les voir ressasser le passé et rester englué dans les vieilles querelles, s’échauffe-t-il en triturant machinalement les manches de son pull gris. Son regard prend soudain une teinte douloureuse. Il fuit en regardant les éléments du décor alsacien de la Winstub. Il ne lui aura pas fallu une fraction de seconde pour s’absenter, ne plus être là. Son profil ne trompe pas. Il est irlandais.
Après une nouvelle gorgée de bière pour reprendre de la contenance, je raccroche les wagons en lui parlant des Antilles, notamment la Guadeloupe, qui ont elles aussi du mal à solder leur passé. Mon maître d’armes guyanais n’arrêtais pas de bousculer les guadeloupéens en leur disant de se prendre en main au lieu de se lamenter comme des agneaux déjà dans l’abattoir.
Hugo H. m’interroge alors sur mon enfance et mon parcours, sincèrement curieux. Je lui raconte mes difficultés et mes désillusions. Vivre dans une île est particulier acquiesce-t-il. C’est pourquoi je voyage beaucoup et que j’essaie d’observer mon pays depuis l’extérieur. Je ne me sens pas bien dans ma peau d’irlandais, je ne sais pas vraiment ce que c’est être irlandais, avec toutes ses histoires et tous ces malentendus… communion autour de nouvelles gorgées de bières. Les planches de tartes flambées arrivent et couvrent la quasi-totalité de la table cachant la nappe en papier parsemée de taches de bière. Notre espace est violemment envahis par l’odeur des lardons et du fromage chaud. La faim oubliée réapparaît soudain et chacun saisit religieusement l’une des portions découpés sur sa planche. Hugo H. mange avec une distinction toute britannique, sa barbe reste propre du début à la fin et aucun élément de la garniture ne s’échappe pour tomber sur la table alors que je dois nettoyer régulièrement mon menton couvert de crème et récupérer quelques lardons sur la table.
Revigorer par la boisson et la tarte flambé, il enlève son pull gris sous lequel surgit une chemise trappeur très bariolée… un fin sourire flegmatique se dessine sur son visage en voyant mon air surpris. Ma seule faiblesse dit-il très vite avant de me relancer sur mon enfance.
Soudain plus à l’aise, je me livre aussi à des confidences sur ma difficile adaptation à la métropole, mes premiers mois étranges à Montpellier. Je ne comprenais aucun des codes sociaux. Cela n’avait rien à voir avec la Guadeloupe au niveau des relations humaines. Les réactions de mes interlocuteurs n’étaient pas compréhensibles. Parfois j’avais l’impression qu’ils attendaient quelque chose de moi, sans que je sache quoi et sans qu’ils m’expliquent non plus clairement. D’autres fois, mes paroles ou mes actions ne provoquaient pas les mêmes effets qu’en Guadeloupe.
Pendant que je parle sa main droite trace des traits invisibles sur la nappe maculée de bière et de tarte flambée. Son regard est fixé sur une table voisine, scrutant avec avidité la scène. Troublé et ne sachant s’il continue à m’écouter vraiment, je m’emmêle les pinceaux dans mon récit qui tourne court.
Après un silence intense son « Very amazing, you should write it » résonne encore en moi aujourd’hui.