Au sixième étage d’un immeuble surplombant les quais en plein air de la Gare du Nord, Appartement 254, Laure B. se tenait assise sur le fauteuil du balcon, son quatrième café en main, et se laissait griser par le matin. Elle était fatiguée.
La lumière jouait déjà depuis une petite heure avec les livres de la bibliothèque de l’appartement que Sylvain lui avait prêté et le chat roux dont elle avait la garde se faufila entre ses jambes, vint poser son museau sur ses genoux. Elle respira l’air printanier, bu une gorgée de café. Je voudrais que les jours ne soient jamais qu’un éternel matin.
Elle se souvint d’un poème d’Apollinaire qu’il lui avait envoyé
« Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores / Etonnons-nous des soirs mais vivons les matins / Méprisons l’immuable comme la pierre ou l’or / Sources qui tariront / Que je trempe mes mains / En l’onde heureuse »
C’était impensable de ne pas aimer la poésie.
En dessous d’elle des flots voyageurs allaient et venaient comme hier, comme demain, comme toujours. Ils rajoutaient à son bonheur immobile, café, clops, expéditions imaginaires, manuscrit pas loin. Des trains filaient d’ici vers Amsterdam, Londres, Bruxelles, d’autres arrivaient de Hambourg, de Lille ou Beauvais, dans des cliquetis et des crissements, des essoufflements et des chuintements, toute une malle de sons et de parfums de mâchefer.
Une voix dans les haut-parleurs annonça le train de 7 h.05 pour Berlin, une autre pour l’arrivée de celui de Cambrai à 7h.15. Du côté des RER un nœud de vie intense se mit à palpiter, un chassé-croisé de silhouettes alourdit les quais jusqu’à les estomper, des entrelacs de voies et de câbles évoquaient une sorte d’atelier de tissage XXL envahi par une foule à chapeaux, feutres, robes, pantacourts et pantalons, costumes, costumes, bleus, blouses en mouvement, chemisiers sages, tailleurs, jupes, travail, travail, travail…
Dodes’Kaden, dodes’Kaden…, Elle se rappelait ses voyages et le balancement quiet, le bruit familier des trains-couchettes de son enfance, quand elle partait pour Sète et que la chanson douce du wagon sur la jointure des rails l’endormait.
Dodes’Kaden, dodes’Kaden…
Quand Sylvain lui avait proposé de s’installer ici le temps qu’elle voudrait, elle s’était renfrognée, puis s’était laissé convaincre par le double vitrage, le spectacle d’un lieu qui ne dormait jamais, et ses souvenirs. Elle s’était même prise au jeu, dénichant sur internet un peu de l’histoire de cette gare, présentée comme la première d’Europe avec ses 700 000 voyageurs et ses 2130 trains par jour, ses 3000 travailleurs, ses 5 niveaux, 31 voies, 17 quais, 75 commerces, 585 caméras, 22 ascenseurs, 44 escaliers mécaniques… Il faudrait qu’elle écrive un jour à partir de ces escaliers et ces travailleurs. Un poème par escalier, un par travailleur, cela ferait combien d’années ? Un par voyageur lorgné par 585 caméras sur une année, combien d’autres ?
Elle avait fermé les yeux, absorbée par ses calculs. Quand elle les rouvrit, elle aperçut une silhouette immobile qui l’intrigua, une silhouette de jeune fille, semblait-il. Elle se tenait seule sur le quai numéro 3, à côté d’une valise, on ne voyait aucun train, aucun autre voyageur à ses côtés et dans le mouvement incessant des alentours, elle était à elle seule une devinette. Laure se pencha pour tenter de mieux en distinguer les traits. Elle lui rappelait vaguement quelqu’un, mais qui ? Cette dégaine, cette valise… Et si… ? Elle rentra vivement dans l’appartement, attrapa la paire de jumelles de Sylvain, le temps de revenir à son poste d’observation, d’ajuster les oculaires, la fille avait disparu. Pffff ! Evaporée.
Se pouvait-il ..? Merde. Je n’ai pas mis deux minutes à prendre les jumelles, ce sont pourtant des instants dont tout auteur peut rêver un jour. Laure ferma rageusement la fenêtre, revint à sa table de travail. De toutes façons, je n’aurais jamais eu le temps de me chausser, de prendre l’ascenseur, d’ouvrir les deux portes du bas, de courir dans la rue, (à perdre haleine, c’était tout vu) de déboucher dans le grand hall, de tenter de déchiffrer des milliers de visages de reconnaître peut-être celui qui, celui que… – se relut pour la dixième fois. mais si elle s’était arrêtée devant la gare, peut-être, alors, aurais-je pu la rattraper, vérifier ? Mais non, Tant pis, arrête, t’as pas assez dormi – sélectionna sur son ordinateur le « Il neige » de la fin de son texte, l’ôta, (elle aimait le maigre) se relut encore (ah ! les relectures, elles confinaient à une maladie) puis décida finalement de laisser tomber les flocons. Il neige. Oui, il neige. Ce ne sera pas le printemps aujourd’hui. Tu l’as laissé filer, malheureuse ! Point.
Le bref dialogue avec sa mère, la route qui l’amène au bus, puis le train, l’arrivée à Paris, la Gare du Nord, le chahut dans tout le corps… Tout cela tenait, tout cela campait son personnage. Et maintenant ? Avait-elle vraiment envie de poursuivre l’aventure ? Elle en avait plein ses tiroirs, de ces gamines en colère, asociales et borderline, qui ruminaient en attendant leur heure… Qu’allait-il arriver à celle-là qui vaille qu’on s’y arrête? Où allait-elle maintenant l’aiguiller sous ce ciel d’hiver ? A droite, à gauche, ou bien sur les Boulevards Denain et Magenta, vers la Gare de l’Est ? Et si elle lui faisait emprunter un autre train, histoire de corser un peu l’affaire, par exemple l’Orient-Express, jusqu’à Constantinople, il n’y avait après tout qu’à réinventer l’époque ? Elle glisserait alors dans sa valise les romans de Tolstoï ou de Dostoïevski, histoire de lui donner le goût des fresques, des intrigues, de la bonté..!
Mais non, ce serait du contemporain, l’époque qui permettait, annonçait Wikipédia en s’exprimant sur l’Orient Express, de vivre des expériences fabuleuses, uniques, rien que pour vous, qu’on retrouvait d’ailleurs pour n’importe quoi, des paquets de lessives aux spas, des formations professionnelles aux chambres d’hôtels : Orient Express imagine des voyages sur-mesure, exclusivement privés. Du choix de la destination à la conception du programme, tous les désirs sont exaucés. A bord de ses sept voitures historiques et leurs décors luxueux, la magie Orient Express transforme chaque événement en une expérience inoubliable. Bienvenue dans un voyage hors du temps embarquant chaque invité au pays des rêves.
Ces mots la rendaient dingue. L’époque en était farcie, de ces expressions de pubeux retors, de ces adjectifs, de ces adverbes creux qu’on avait envie de recracher pour les jeter aux visages de tous ces pervers, de toutes ces liasses qui avaient remplacé les cerveaux. Menteurs ! Meurtriers ! Moules à gaufres ! La langue, c’est précieux ! La langue, faut la couver, la faire revenir, la cuisiner ! La langue, ça sert à s’envoyer des brassées d’enfance, des roulis de poèmes, de la musique, du plaisir ! ça ne sert pas à l’exclusivement privé, tous les désirs sont exaucés et le hors du temps pour piquer un pognon qu’on n’a pas ! Assassins ! le pays des rêves ! assena-t-elle tout haut, en tapant du poing sur la table.
Elle se fit mal.
Boire une gorgée de café, se calmer. Reprendre.
La faire monter dans un taxi au sortir de la gare ? Un taxi qui aurait un accident parce que le chauffeur n’aurait pas vu le vélo à sa droite ? Sur le vélo il y aurait un père et son bébé qui ne survivrait pas à l’accident et sa vie à elle en serait alors brisée à jamais ? La conduire à l’hôpital, puis vers les psys, puis vers un hôpital psy dont elle ne sortirait qu’à trente-cinq ans, dévastée par les traitements en tout genre ? Reprendre simplement les évènements tels qu’ils s’étaient passé dans la vraie vie ? Les hypothèses se bousculaient.
Non, non, non.
Et si, et si, et si ? et si Charleville-Mézières sur les traces des semelles de vent ? Et si Moscou, Pékin, les îles, une rencontre, une amitié immédiate ? Une galère de piaule et de faim, plutôt ! Une saleté de galère, en sortant de la gare ! Car Norma ne serait pas venue l’accueillir, elle se serait trompée de jour et la nuit serait tombée depuis longtemps !
Tout le monde rêve d’être réinventé, mais presque personne ne le sait, lui avait un jour écrit Thomas. Mais qu’est-ce que venait faire Thomas dans cette histoire ? Elle ne voulait pas penser à Thomas, même si elle y pensait tout le temps. Thomas était mort de vouloir vivre des aventures invivables, qu’il provoquait parfois même pour écrire, et elle lui en voulait. De toutes façons il ne pourrait plus jamais lui dire s’il avait bien rédigé ce « presque » qui la tarabustait, à chaque fois qu’elle se rememorait cette phrase. C’était le genre de formule définitive qu’affectionnent les écrivains, et qu’il fallait rouler en bouche pour savoir si on la considérait soi-même comme vraie. Tout le monde rêve d’être réinventé. Il faudrait qu’elle retrouve le terme exact dans les quelques milliers de lettres qu’ils s’étaient envoyé.
Elle réfléchissait à la perte. Elle pensa à la jeune fille avec tendresse, à tous les mômes égarés dans son genre.
Un personnage perd quelque chose. Quel âge a-t-il ? Que perd-t-il ? Son enfance, son confort, ses amis, sa famille, son toit, sa maison, ses copains, son avenir ? Oui : tout cela à la fois. Tout perdre à dix-sept ans, sectionner à vif : Voilà qui avait de la gueule. A partir de là, page blanche et pied du mur, pas d’échappatoire ! On court à la catastrophe ou on se rétablit, mais à l’arrache ! Au courage et au hasard. A la chance et à la niaque. Voilà ce qu’elle aimait : ces personnages-là, qui choisissent l’aventure, le grand de la vie toute entière offerte, quitte à se crasher, quitte à n’en jamais revenir, parce que derrière c’est trop moche.
Ne pas oublier de glisser quelques livres dans la valise, sinon elle est perdue! Ne pas oublier Orlando, et puis des poèmes qu’elle aurait écrit. Mais de ce côté là, pas de risques.
Sur la page, faire advenir ensuite tous les accidents qu’elle voulait, la vie n’était plus écrite. La vie sans armes, comme une urgence, éblouissante dans sa jungle bigarrée, dans ses chutes, ses drames, ses découvertes, ses montées et descentes chahutées, ses rencontres. Mentir, ruser, voler, coucher, marcher, courir, se sauver, s’écorcher, geindre, se shooter, crever de solitude, tenter d’en finir, peler couche après couche son ancienne vie, gagner la suivante, bref, partir ! oh ! Partir ! Echapper. Et se rétablir sur d’autres bases in extremis. Voilà ce qu’elle écrirait, sur cette jeune fille sans nom encore, qu’elle avait appris à connaître dans ses tiroirs et ses miroirs.
Je vous entends, lecteur, vous me dites : Et les amours de (Penser àlui donner un prénom) ? — Croyez-vous que je n’en sois pas aussi curieux que vous ? Avez-vous oublié que (prénom) aimait à parler, et surtout à parler d’elle, manie générale des gens de son état, manie qui les tire de leur abjection, qui les place dans la tribune, et qui les transforme tout à coup en personnages intéressants ?
Ha ! ha ! ha ! Non, ce n’était pas elle, ce personnage intéressant qui aimait parler, pas encore !… Lui, il gigote toujours en valet d’un maître quelque part, vous trouverez bien où.
Pour les amours, vous attendrez un peu, songea-t-elle.
Elle s’amusait finalement, ce matin, son humeur s’était allégée avec le jeu, café, clop, gare, ordi, dix-sept ans et tout à inventer sur cette gamine naïve encore, mal poussée, mal embouchée, qui arrive Gare du Nord – et dont la nouvelle vie commence à peine.
Pour lire la première partie, c’est ici : Elles – Tiers Livre, les ateliers d’écriture
Merci Claire, j’étais curieuse, je n’ai pas été décue. Les reflexions sur le texte en cours m’ont beaucoup amusé..
Merci! C’est écrit pour… tout cela est un grand jeu.
Ça fuse ! J’aime l’humour de Laure B. Une artiste à suivre de près. Dodesk’aden !
Et il y en a encore sous le pied! Je m’amuse aussi. Merci, Clément Martin ou Martin Clément…
Une belle tranche de vie et d’écriture(S). Et qui m’a permis de me ressouvenir de Kurosawa. À suivre avec grand intérêt !
Waouh, merci, Françoise… Bravo pour le Kurosawa ( ce qui n’était pas si évident à reconnaître!). Je n’ai jamais trouvé d’autre expression qui dise avec autant de talent le bruit que fait un train sur le passage de la jointure d’un rail.
« une sorte d’atelier de tissage XXL »…Je vois la même chose. Que ces mots me parlent ! Merci
Foisonnant d’idées. Scotchée. L’auteure aux mille possibles pour ces recits. Un coeur en particulier pour « Ces mots la rendaient dingue. L’époque en était farcie, de ces expressions de pubeux retors, de ces adjectifs, de ces adverbes creux qu’on avait envie de recracher pour les jeter aux visages de tous ces pervers, de toutes ces liasses qui avaient remplacé les cerveaux. Menteurs ! Meurtriers ! Moules à gaufres ! La langue, c’est précieux ! La langue, faut la couver, la faire revenir, la cuisiner ! La langue, ça sert à s’envoyer des brassées d’enfance, des roulis de poèmes, de la musique, du plaisir ! » J’aime les questionnements de l’auteure. J’ai choisi cette piste aussi, mais heureusement j’ai moins de questions. Lol. Moins de ressources dans l’imaginaire aussi.
Rétroliens : Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain? – Tiers Livre, explorations écriture
Rétroliens : Le joug – Tiers Livre, explorations écriture