Je l’ai connu alors qu’il avait déjà été desséché par la vie, par les voitures qui passaient toujours sans le voir, par les passants, qui, depuis le pont creusé dans la falaise qui le surplombait, jetaient leurs papiers de bonbons à mâcher, par le temps qui passe toujours et couvre la réalité de quelque chose de gris, la poussière qu’il perd à se décompter, il était là avant moi, il le serait peut-être après, je ne le savais pas vraiment, l’époque était incertaine et lui croulait déjà, croulait encore, croulait toujours sous le poids d’une tristesse que le vent et le soleil auxquels il s’offrait chaque jour ne savaient pas éteindre, il était là, marron et gris, un peu échevelé, vieillissant, croupissant, il avait eu un jour toutes ses dents, il était là, il se tenait contre un banc fait de pierres, je n’ai jamais su d’où venaient ces pierres, après tout c’est la ville, ce ne sont pas des rochers érodés par la mer, ce sont des pierres qu’on avait peut-être laissées là, un chantier qui n’était pas terminé, l’époque était celle d’un chantier à ciel ouvert, alors il était contre ce banc, replié sur lui même, tronc, bras, corps rentré en lui-même, il était ridé, la peau rugueuse, il était presque jaune parfois, il sentait âcre, il avait la peau comme cuir travaillé, des fissures, son sourire n’était que fissure, il avait la peau rude et rugueuse, enfin j’imagine, car je ne l’ai jamais embrassé, j’étais petite, il était vieux, et ce n’était pas mon vieux, mon vieux à moi était encore flamboyant, il avait une crinière encore qui volait sur ses épaules, il n’était pas courbé, il n’a jamais courbé l’échine, il ne trainait pas comme ça dans une rue où les voitures pétaradaient à longueur de journée, coincée entre l’hôpital et l’usine à gaz, non lui il était sur la placette là-haut, en plein centre ville, parmi les plus beaux arbres de la ville, ployant sous les fleurs qui embaument et les fruits qui résistaient encore, oui lui je connais très bien l’écorce de ses joues, jusqu’au dernier souffle qui a fait trembler ses feuilles, je sens encore leur chaleur et leur souplesse malgré l’âge et les feuilles blanchies, mais c’est mon vieux qui est parti le premier, l’autre le gris et marron, contre son banc de pierres tombées du camion, l’autre dont je n’ai pas le nom, c’est lui qui est resté, lui dont les branches continuent à pousser, sans feuilles, sans éclat, dans mes souvenirs d’enfant, lui ce vieil arbre, cliché d’une vie qui se fait malgré tout, qui pousse abrite traverse qui tient persiste courbe qui marque tremble creuse s’arroche malgré tout.