autobiographies #08 | laqué noir (trois disparuEs)

… en savates usées déjà dans la cuisine ; sur le réchaud sali un cerne de cramé ; autour des quatre brûleurs à gaz allumés ; carrelage glissant jaune gras ou qui colle ; il attendait qu’on sonne nous les enfants conviés ; midi à la porte de bois en trompe l’œil ; frottant bien nos semelles au paillasson râpé ; sur la pointe des pieds tirant le bras au max ; carillon électrique en céramique fendue ; dans le boyau cuisine à fenêtre embuée ; chaises assorties aux meubles de rangement ; du même formica décollé sur les bords ; piétement tube inox table décolorée ; on voyait par-dessous l’aggloméré mielleux ; assis devant l’assiette où fumait l’escalope ; puis il versait la crème avec les champignons ; coquillettes au fromage ou quelquefois du riz ; langues de chat sucrées pour manger le yaourt ; en dessert la compote ou une clémentine ; avait été chimiste un père et un mari ; venait de la Creuse de Guéret loin d’ici ; grande tapisserie qu’il disait d’Aubusson ; chien de chasse à la gorge d’un cerf accroché ; sur le mur du living qu’il n’utilisait plus ; au salon le divan velours mat qu’on tirait ; lit où dormait son fils quand il n’était pas mort ; bibliothèque de laque noire ; des romans alignés je déchiffrais les dos ; L’Épervier de Maheux mais je lisais Malheur


…la pluie qu’on entendait glisser sur les carreaux ; rare lumière par les voilages ternis ; du pied elle allumait l’abat-jour beige à plis ; le lampadaire tripode en bronze doré ; puis s’asseyait et se calait bien dans les reins ; un coussin marron-glacé du fauteuil crapaud ; elle aimait la couleur comme la friandise ; qu’elle offrait pour Noël à ses petits-enfants ; dans la boîte à tiroirs le fouillis nécessaire ; sur son support d’acajou tourné et vernis ; bracelet porte-épingles hérisson de poignet ; des ciseaux minuscules un dé au bout du doigt ; fils noirs blancs en bobines de toutes couleurs ; penchait le nez sur l’ouvrage au jour déclinant ; monture d’écaille pour verres double foyer ; ainsi s’assoupissait on la laissait dormir ; le reflet pâle de la lampe sur son front ; dans le dos la bosse que le temps avait faite ; les mains lâchant l’ourlet où reposait l’aiguille ; le silence la pluie la poussière qui dansait ; les livres de Buffon que l’humidité rongeait, les photos du siècle d’avant sur cartons forts ; dans l’ombre muette tel un cercueil trop grand ; le piano demi-queue laqué noir ; sur lequel autrefois elle aimait à jouer ; les premières mesures du Cygne de Saint-Saëns…


…d’elle ne reste rien qu’un couloir de tomettes ; descellées et s’effritant sous le lavabo ; du cinquième étage qu’éclairait chichement ; la lumière du ciel par la lucarne étroite ; une porte basse même pour moi l’enfant ; qu’elle ouvrait et j’entrais dans la chambre habitée ; des années des années et sa vie d’ouvrière ; une armoire à glace d’hôtel de banlieue ; le lit d’une seule place pour elle si seule ; un guéridon portant le bassin émaillé ; une poupée de cire robe blanche en crochet ; une boite oblongue en laque noire ; dans laquelle elle serrait une médaille oxydée ; de la sainte vierge et quelques pièces trouées…

…d’elle ne reste

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

2 commentaires à propos de “autobiographies #08 | laqué noir (trois disparuEs)”

  1. Merci vivement Juliette pour ces trois confidences si magnifiquement écrites… J’y perçois étrangement des couleurs qui parlent, jaune safran pour le premier tableau, puis le vert crème, un souffle d’éolienne sur le fauteuil crapaud, enfin l’ombre ramassée froide et soudaine du dernier panneau….