L’homme fixait, mentalement, cette tombe avec une chaussure posée dessus. Le visage de cette chaussure le bouleversait. C’était celui d’un enfant triste, recroquevillé sur lui même, dans un endroit sombre. Un lieu froid où n’avait rien à faire un enfant, un enfant transformé en quelque chose qu’il ne devrait pas être: Abandonné. Ce sont les objets qui sont abandonnés, pas les êtres. Et pourtant, cet enfant était désespérément seul. Malgré son dénuement, il n’exprimait aucune plainte, pour cela, il eu fallu qu’existe la possibilité que quelqu’un entende cette plainte et c’était la certitude inverse qui irradiait de ce petit visage: il n’y avait et il n’y aurait jamais personne. Une digue lâcha et l,homme fondit en larmes, des larmes par torrents, qui ne voulaient plus s’arrêter, entrecoupées de convulsions et de hoquets car cet enfant, c’était lui, aussi sûrement que cette chaussure qu’il regardait était la sienne. Il se leva et s’éloigna du campement. Marcher pieds nus le soulagea. Il ne pouvait ni ne voulait endiguer le flot de chagrin qui se déversait de lui, au contraire, il lui fallait l’expulser comme on vomit, de façon irrésistible, frénétique, convulsive. Cela lui faisait mal, terriblement mal, au ventre, aux tripes, au cœur mais, tout comme une purge, il sentait aussi que quelque chose en lui s’assainissait. Il eut été incapable de dire combien de temps cela dura mais lorsqu’ il revint au campement, il était exténué. Tenant à peine debout, il tituba vers le pickup dans lequel Lajla lui avait proposé de passer la nuit, ouvrit la portière, fit d’une veste traînant là qu’il roula en boule, un oreiller, s’allongea en chien de fusil et se laissa glisser dans un abandon de conscience épais, lourd, tuméfié. Lorsqu’il rouvrit les yeux, l’esprit groggy de sommeil, il se trouvait dans un lieu qu’il n’eut pas de peine à reconnaître. C’était une forêt qui abritait un rêve récurrent de son enfance. Cela faisait une éternité qu’il n’ y était pas revenu mais rien n’avait changé. Le même parfum nocturne, le même grand sapin au pied duquel il s’était recroquevillé et qui lui parlait en des termes qu’ il n’avait pas oublié : « A quoi bon t’inquiéter- disait l’arbre- tu vas disparaître et puis voilà, après, ça ira mieux. Tu n’as qu’à lâcher prise et tout ira bien. » Dans son rêve d’enfant, il sentait qu’il commençait à se diluer, à disparaître à lui même. C’était absolument terrifiant. Il s’éveillait alors en sursaut, le cœur battant à tout rompre et s’apaisait en inventoriant des yeux le mobilier rassurant de sa chambre. Ce rêve l’avait poursuivit longtemps puis, au fil des ans, petit à petit il s’était estompé et avait fini, tout comme l’enfance, par disparaître. Aujourd’hui, il ressurgissait mais ce soir, dans le pickup, l’homme ne s’éveilla pas en sursaut et l’arbre continua de parler : « La mort n’est finalement qu’une forme de la disparition de soi – disait il. Aimerais tu, de ton vivant, expérimenter ta propre disparition ? ». L’arbre fut interrompu par quelqu’un qui frappait au carreau du pickup. Toctoctoc. L’homme ouvrit la fenêtre. L’inconnu lui sourit d’une bouche édentée où persistait deux incisives et lui tendit une tasse en bois de bouleau remplie d’un liquide fumant et gris. L’homme remercia et but d’un seul et long trait. Puis il rendit la tasse qui tomba au sol car plus personne n’était là pour le réceptionner. Il regarda ses doigts qui commencèrent à s’étirer en de fines tiges longilignes. Sa peau était devenu comme une sorte d’écorce souple à travers laquelle il pouvait nettement voir le parcours de ses veines qui charriaient avec une grande énergie, une détermination même, son sang vers l’avant, vers les pousses qui commençaient à apparaître, le long et au bout de ses doigts. A mesure que ses doigts poussaient, ils se ramifiaient. Ses bras, qui les soutenaient, s’épaississaient comme des branches. Il les fit se mouvoir à gauche, à droite, tourner autour de sa tête en une lente chorégraphie. Les yeux clos, il écoutait le vent siffler à travers le feuillage et déposer en lui, comme le ferait le bruit des vagues, la sensation de l’immensité du monde. Son corps lui sembla se déployer comme sous une énorme poussée de sève. Où vont mes branches ? demanda t-il. Et les branches et les feuilles, d’une seule voix répondirent, en un vaste cœur qui résonna en lui comme dans la nef d’une cathédrale : Et toi, qui es tu ? Il ressentit comme un frémissement, fut parcouru de frissons qui le traversèrent jusque dans les recoins les plus lointains de son être, touchèrent des zones sensorielles chez lui éteintes depuis longtemps et l’instant d’après, il volait en éclats, se ramifiant en une infinité de particules dans chacune des milliers de feuilles qui peuplaient l’arbre que son corps était devenu. Il bruissait à présent de mille vies, de mille sensations. Une paix immense l’envahit, une paix de couleur bleu ultramarine. Ce bleu se teinta de reflets jaunes et verts qui, doucement, se mirent a former des volutes. Ces volutes se rassemblèrent par grappes et formèrent des motifs comme des fleurs dont les couleurs, cette fois, semblèrent varier sur un spectre infini. S’il tentait de s’approcher de l’une de ces fleurs ou de ces volutes, ou de ses feuilles pour mieux en saisir le détail, celles ci se dissipaient mais si, au contraire, il s’abstenait de toute velléité d’appropriation, alors, c’était comme s’il ouvrait une porte intérieure qui le menait au cœur des choses, comme si le monde se révélait à lui, non pas dans un acte de divulgation mais dans un geste d’inclusion. Il y avait là quelque chose d’un amour incommensurable, universel, sans objet autre que lui même. C’était, bien sur, toujours lui qui existait, ressentait, se diluait, il en avait une sorte de conscience ou, plus précisément, il en ressentait les contours mais des contours sans limites, comme si son être devenait vaste au point d’embrasser l’univers tout entier, sans plus qu’aucun moi ne s’immisce pour dresser des frontières. Il était devenu un et multiple à la fois. Plus rien n’avait de prise en lui. Jamais, au grand jamais, il n’avait éprouvé une paix si profonde. Lorsque le vent souffla plus fort, les feuilles se détachèrent et l’homme se dispersa dans le ciel étoilé. Puis, sans crier gare, quelqu’un le secoua par l’épaule. Il s’éveilla. Il se redressa maladroitement sur la banquette du pickup et regarda par la fenêtre. « Tiens, tu as du laissé tombé ça par terre – lui dit Anta en lui tendant la tasse en bois de bouleau- lèves toi et viens la remplir, il est temps de déjeuner, après on bougera le camp.» L’homme se déplia complètement, sortit du véhicule et regarda autour de lui. JE VEUX VIVRE, pensa t-il haut et fort.
« où vont mes branches ? demanda t-il. Et les branches et les feuilles, d’une seule voix répondirent, en un vaste cœur qui résonna en lui comme dans la nef d’une cathédrale : Et toi, qui es tu ? »
Bouleversant voyage entre veille et songe.
Conte à déposer dans ma sentimenthèque
Merci Laurent .
Magnifique, envoûtant. Merci Laurent
Très touchée par ce texte. J’aime beaucoup que la forêt abrite un rêve récurrent, qu’elle soit reconnue . Et la fin est très belle.
Émouvant ton texte, très ! Dense et grave.
Dosage parfait entre rêve et réalité qui nous empêche de basculer dans le fantastique, et pourtant, les doigts qui se ramifient, les feuilles, … pour arriver au cri de la fin !
Lu, relu, à relire. Merci Laurent !