L’accompli. Absurde sur les planches, terrible sur le quai. Le type tanguait sur ses pieds enveloppés dans des chiffons sales. Il se traînait sur le quai, en faisant le trottoir souterrain. Il laissait dans son sillage une odeur qui soulevait l’estomac. Les regards s’évitaient, ou bien on riait, plus fort enfin ! On chantonnait l’air du ballet qu’on était allé voir plutôt que d’entendre la misère qui nous sautait à la figure. Car à pleins poumons, il gueulait pour ce qui lui restait de sa vie : « Je suis en train de mourir ! Y a personne qui peut m’aider ? j’ai faim ! Je meurs ! Je suis mort ! ».
Lui. Siegfried, jeune premier, entre brusquement dans la scène de mon regard. Cela m’arrange, dans le fond. D’un coup d’œil je juge sa beauté, qui est là, à traîner dans l’air humide. Un mètre soixante-quinze, tige longue et sèche, avec des épaules bien rondes et des clavicules saillantes. Peau caramel, doigts fins aux articulations noueuses, doigts sertis de bagues qu’il a dû acheter en ligne, comme je le faisais il y a quelques années, pour montrer son soutien à quelque chose, ou quelqu’un, je parie sur un groupe de rock que je découvrirais bientôt, puisque le symbole se grave dans ma tête. La grâce qui se dégage de son port de tête ; un danseur ? Je tente d’expliquer sa raison de s’être rendu au ballet. Alors, un danseur ? Mais non, il n’est pas assez musclé. Les grands yeux aux paupières tombantes lui donnent un air apaisé. L’œil est brillant. Il protège de son ombre la jeune fille blonde à la veste rouge, il la tient contre lui à la suite d’un arrêt brutal. Il regarde la dame qui les accompagne. Son regard est celui d’un fils vers sa mère, mais il lui parle plus librement, ne semble pas avoir de gêne envers elle. Il ne veut pas non plus s’épancher sur l’amour qu’il éprouve pour sa camarade de classe. Car je suis sûre qu’il l’aime. Son corps se penche toujours un peu vers elle. Quelque chose de primitif, d’évident. Lassée, je tente de comprendre la relation qu’il a avec cette femme d’un âge plus avancé. C’est probablement grâce à elle qu’il est allé voir le ballet. Mère ou tante ? Grande sœur issue d’une autre union ? Le sourire furtif en commun, l’écart d’âge dans lequel on peut tout et rien lire à la fois… Une fois madame partie, une fois le trio devenu couple, c’est un tout autre Siegfried qui se révèle. Il la touche enfin, sa petite amie. Il caresse le blond de ses cheveux, dans ses doigts immenses, les cheveux de paille – pointe de jalousie de ma part – et il confie qu’il se sent proche de sa tata d’amour, tiens, voilà un mystère en moins.
Elle. Blouse rouge vif, effet plastique, quand il pleut ça ne reste pas, ça glisse. Visage de poupon, traits fins et réguliers, grands yeux longs cils et mascara, il y a quelque chose de parfait, une sorte de composition que je tire d’elle et cela me rappelle les lycéennes qui sont méchantes sans le savoir. Dans le fond elles ne l’étaient peut être pas, mais leur même caractère s’effaçait au profit d’une écœurante beauté stéréotypée. Je détaille Odile. Presque touchante. Quelque chose du personnage de bande dessiné, son nez en trompette, sa frange blonde bombée. Ses baskets sales et mal lacées, sa blouse, en fait je ne sais pas vraiment ce qu’elle porte, mais pour elle j’ai envie de dire blouse parce que j’aime bien comment ça sonne et puis d’ailleurs elle a une tête à aimer le mot aussi. Elle aime les voyelles, ça se sent. Elle articule de manière à ce que les voyelles soient bien détachées. La couleur franche, les cils séparés par l’encre noire, la frange bombe d’or me racontent un autre récit que sa figure et son corps plus classiques. Son regard clair, très clair, dans lequel je devine qu’elle a envie d’être ailleurs. Elle dit aimer le ballet, elle dit aimer la tante de son copain lorsque celle-ci s’en va, et je la crois. Je reconnais ces petits mensonges qui n’en sont pas vraiment, ces paroles prononcées avec l’étrange l’impression de mentir, suscitées par l’indifférence pour le sujet à ce moment. Oh oui, géniale ta tante, trop sympa… d’une voix absente, se mettre sur la pointe des pieds, l’embrasser, mettre ses mains le long des pommettes, et encore une fois, croire qu’on ment, parce que là, maintenant, on serait quand même mieux dans une chambre rien qu’à nous, celle qu’on n’a pas encore. Odile devient Odette ; déchirée entre deux mondes, entre mille pensées, tout à coup s’envole dans le métro qui freine brusquement. Elle s’accroche à son Siegfried, profondément terrien. Intimité du baiser dans le chaud du métro. Puis elle s’enfuit avec lui dans les couloirs glacés, la boule au ventre sans savoir pourquoi, quelque chose qui va trop vite, les battements de son cœur peut-être ? Indiscrète, je tords le cou pour mieux la voir disparaitre, ses doigts roses se confondent dans sa blouse rouge, disparaissent en dessous, se brouillent avec sa chair.
Surtout elle. Brièvement, évoquer ma préférée. J’ai parlé des autres au présent, tandis que toi, je te tutoierais au passé. La langue arabe nomme les temps du présent et du passé comme ceci : le présent est inaccompli et le passé est accompli. Une nomination intéressante. J’ai cru qu’il fallait te donner un rôle par rapport aux deux plus jeunes. Je t’avais élevé au rôle de la mère trop jeune, trop belle. Tu partageais la peau brune, le regard brillant et apaisé à la fois, la grâce du garçon. Mais en toi, quelque chose m’a fait penser à ma marraine que j’avais choisie enfant. Je t’ai « reléguée » comme pourrait penser certains, au rôle de la tata, la bonne fée, la marraine etc. C’est comme ça que ton neveu t’a appelé après ton départ, tata. Petit mot cache souvent une relation plus complexe. C’est ce que j’ai peiné à chercher chez vous deux, dans vos brefs échanges. Tu parlais beaucoup, et lui, poli, redevable, il t’écoutait, sous le regard de la petite amie, à la fois bienveillante et juge en miniature. C’était intimidant pour moi, je ne savais pas pour qui j’étais gênée, peut-être un peu pour toi. Je n’ai pas honte d’être une médiatrice, mais il y a toujours quelque chose qui nous échappe à nous qui voulons jouer les ponts entre les êtres. Je t’aimais pour leur avoir montré ce ballet, je t’aimais pour la douceur que tu dégageais. Je m’étais retrouvée en toi, voilà tout. Retrouvée en toi et en même temps, je me voyais avec toi, ensembles nous aurions eu une relation autrefois. J’ai aimé comment tu as disparu trop vite, d’un battement d’ailes qui s’apparentait à la transition entre deux songes.
L’inaccompli. Sortir à gare de l’Est, seule, se rappeler de la détresse solitaire de l’homme que j’ai préféré oublier pour contempler une cellule d’humanité plus plaisante. Lutter contre le froid en marchant d’un pas rapide, entendre hallucinée la voix de l’homme qui meurt, un rappel terrible. Lui n’a pas l’aile arrachée comme Rothbart, il ne se jettera pas sous le métro, il mourra probablement en solitaire. La pluie fine recouvre mon visage comme un masque, je me sens autre. Je passe mes mains sur mon visage, j’essuie, c’est reparti, je suis neuve. Je garde des images, des sensations, des mots. C’est suffisant, ne pas y repenser, juste garder tout cela dans un obscur recoin de mon palais mental. Je m’octroie le droit de parler des autres, celles et ceux qui oseraient croiser mon chemin. Seulement il n’y a personne qui s’attarde dans les rues à une heure pareille, juste des ombres au loin, d’autres projections à venir, peut-être.
J’aime : subtilité, humanité, lucidité.
Merci pour votre passage par ici !
impressionnant… quelques questions sur le nom métaphorique (ou pas) donné au personnage masculin, alors que non pour le personnage féminin, sais pas si n’aurais pas préféré un « il » avec un « comme » (« lui, comme Siegfried ») pour garder la symétrie et laisser en avant ou tout au moins au même plan le « elle », mais attention, c’est vraiment question…
Merci François ! L’écrit bouillonne encore et toujours dans ma tête, il n’est pas dit que mots et phrases s’échangent, se transforment, se déplacent : rien n’est très fixe par ici…