#LVME #02 | La ville et ses fantômes

Sur la devanture d’entrée de l’immeuble, un ouvrier agenouillé frotte vigoureusement le mur pour tenter d’effacer un tag, épais et tourmenté, peint en noir la nuit précédente. C’est le propriétaire de l’appartement du rez-de-chaussée qui l’a remarqué le premier en sortant faire ses courses ce matin et qui l’a signalé à la Mairie. Le netttoyeur porte une combinaison tachée d’anciennes éclaboussures et des gants en caoutchouc bleus. Il semble passablement énervé : d’un geste brusque, il sort un chiffon imbibé de solvant et accélère son geste en marmonnant. C’est son travail, il en a l’habitude, mais aujourd’hui, il ne sait pas pourquoi, tout l’agace. Peut-être est-ce la fatigue ou le fait qu’il sait déjà qu’un produit supplémentaire va être nécessaire pour effacer complètement les traînées de peinture qui maculent le revêtement du mur, ce qui va lui demander plus de travail qu’il ne l’avait escompté. Mais il poursuit sa tâche, en pensant à l’ironie de son labeur qui ne tient qu’à un signe.

L’homme se tient debout face au mur désormais nettoyé, comme pour inspecter son ouvrage ou guetter l’apparition d’une nouvelle imperfection sous la lumière rasante. Il a retiré ses gants et les tient dans sa main droite, tandis que la gauche passe machinalement sur sa nuque, visiblement courbaturée par l’effort. Ses chaussures sont maculées de taches de solvant. Ce n’est pas un ouvrier ordinaire, malgré sa combinaison usée et son allure fatiguée : ses gestes précis et méthodiques évoquent une forme de discipline quasi militaire. Il sort de la poche de son blouson un carnet noir à spirales, y note quelques mots et se redresse lentement, observant une dernière fois la surface lisse et neutre de la paroi. À ses pieds, les restes de son intervention : chiffons imbibés, bouteille de produit à moitié vide et quelques morceaux de papier journal utilisés pour protéger le sol. Un coin de la première page, retourné, laisse deviner un titre évocateur : La ville et ses fantômes. Il semble hésiter, comme s’il attendait que quelqu’un vienne valider son travail ou peut-être simplement pour savourer ce moment dans le silence de la rue.

La façade de l’immeuble, d’un beige uniforme, n’a pas toujours eu cet aspect lisse et impersonnel. À sa construction, à la fin du XIXᵉ siècle, ses murs étaient d’un gris bleuté typique des immeubles parisiens de l’époque. Pendant des décennies, cette couleur a vieilli, se patinant de traces et de salissures, jusqu’à devenir presque noire dans les années quatre-vingt. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que le ravalement fut enfin décidé. L’immeuble retrouva une façade propre, mais les anciens résidents trouvèrent que ce beige clair trahissait quelque chose de son histoire : il semblait effacer la mémoire des générations précédentes. Ce changement de teinte reste un sujet de nostalgie pour les plus anciens habitants. Ce matin, après le passage de l’agent municipal, le mur d’entrée de l’immeuble a retrouvé sa propreté, mais désormais certains habitants se surprennent à scruter le mur nettoyé, comme si, dans cette teinte aseptisée, quelque chose d’eux avait définitivement disparu.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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