Il y a un silence lourd. Epais. On pourrait presque le toucher.
Les quelques voyageurs sont montés rapidement dans des voitures – taxi, amis, familles. Peu importe. Rentrer vite. Il n’y a que la fille qui attend là, un peu paumée, avec son sac à dos trop gros pour elle. Il n’y a pas si longtemps que les perquisitions sont finies – toujours entre vingt-trois heures et cinq heures. On ne se défait pas comme ça d’une habitude. La ville a gardé ce rythme malgré elle – à vingt-trois heures chacun rentre se réfugier. Réfugiés en interne. Dans leur propre ville. Dans leur propre pays. Qui maintenant n’existe plus. Ses frontières passent de mains en mains, de décrets en décrets, de généraux en généraux. Seule la ville continue de se dresser, là, dans la nuit, avec sa neige qui vient recouvrir les angoisses, donner une raison de ne pas sortir sans invoquer ouvertement la peur « non, non mais n’allons pas au café – tu as vu ce temps ? » souffle une voix en soulevant un coin de rideau à la fenêtre d’une vieille cuisine.
En face de la gare, sur un bâtiment décrépit une affiche immense avec un visage de militaire. Derrière il y a juste un trou béant et des tiges de fer de ce qui fût un jour un hôtel dont la ville était fière. Ses fenêtres ont été brisées une après-midi d’été, à une autre époque, par un groupe de gamins qui jouaient au ballon sur la route. Le gardien de l’immeuble était sorti débraillé, les joues rouges, la chemise en furie d’avoir été interrompu dans un moment d’entraide à une vieille rentière, ce genre de moment où il ne savait plus trop qui donnait un pourboire à l’autre. Les gamins s’étaient sauvés en riant, si ce n’est pour le propriétaire du ballon qui voulait récupérer son bien, parce que ce n’était pas vraiment le sien mais celui de son grand frère et qu’il savait qu’une bonne gifle l’attendait à la maison si il revenait sans le ballon. Ainsi d’un côté de la rue comme de l’autre, une gifle l’attendait. Quelques mois plus tard, les mêmes fenêtres avaient de nouveau été soufflées. Cette fois par les bombes. Le gardien aurait pu, maintenant que la guerre était finie, passer devant cet immeuble et se souvenir de cette histoire. Il était mort dans le bombardement. Le gamin quant à lui était parti au front et n’était jamais revenu. Il n’y avait plus que la ville pour savoir qu’à une époque les fenêtres pouvaient être soufflées par des gosses maladroits. Alors la ville essayait de se souvenir.
Elle essayait de se souvenir en faisant tomber la neige et en mettant une lune trop basse qui lui donnait des aspects de peinture, de cartes postales, de dessins d’enfant. Des images sur lesquels on voudrait raconter une histoire. Mais ça ne prenait pas. Ce n’était plus qu’une ville vestige. Elle n’arrivait même plus à avoir d’odeur, sans ses usines, sans ses cafés, sans ses hommes qui mettent trop de parfums dans la rue la nuit, sans ses marchés, sans ses animaux qui défèquent. Les corbeaux même l’avait envahie, à la recherche de charognes dans les souvenirs. Quant la jeune fille passa son doigt sur les cicatrices de l’un des murs, la ville frémit, retenant son souffle l’espace d’un battement de coeur.
La nuit, à l’heure des perquisitions, quand on n’entend que les chasses d’eau s’empiler sous l’effet de l’angoisse et de la vodka, il n’y a que les gypsys qui se promènent. Ils ne craignent aucune perquisition, eux. Ils n’ont rien à donner. Ils ne font partie de rien et personne ne veut d’eux. L’une d’entre eux regarde les voyageurs sortir de la gare, en jetant les coquilles de pépites qu’elle picore aux oiseaux. Elle est vieille. Bientôt elle va mourir. Ses enfants la mettront dans sa caravane, avec toutes ses affaires et brûleront tout, dans un terrain vague derrière la grande statue, même si pour l’instant elle croit encore que ce sera face au fleuve. C’est ainsi. Pas de déchirures pour l’héritage. Pas de souvenirs. On naît, on passe, on disparaît. C’est l’angoisse de la ville. C’est l’angoisse de la femme. Elle regarde la jeune fille un peu paumée qui marche difficilement dans la neige. C’est la première étrangère depuis longtemps. Si elle lui lit son avenir, elle fera partie de son passé. Alors la ville pousse la jeune fille vers la vieille femme, sans qu’elle ne le réalise. Il faut se souvenir. Une mémoire sans souvenirs est un cercueil sans histoires.
Belle ambiance. « j’aime lire dans des langues que je ne parle pas ».
J’aime beaucoup, envie de lire la suite !
Merci bien ! J’ose espérer qu’une suite sortira…
il y a eu pour moi dans cette lecture de cette ville personnifiée et peinte avec une très belle nostalgie, quelque chose de la nouvelle La Ville de Ray Bradbury