La ville est née des bas-fonds de la terre, peu sûre du chemin qu’elle allait tracer dans l’histoire du pays, elle est née de l’intérêt et de l’envie, et aussi de la rage d’arracher ce qui se cachait dans un sous-sol plus fertile que la poussière rouge qui le recouvrait. Les chercheurs d’or sont arrivés de toutes parts alléchés par les nouvelles que les pionniers rapportaient, commencèrent par construire des cabanes en bois dans les endroits les plus prometteurs, constructions encore trop fragiles qui rapidement s’émiettaient sous le vent des tempêtes. Les nouvelles étaient fausses, aucun or n’existait, en revanche, il y avait de l’argent, du zinc, du cuivre en abondance, suffisants pour qu’autour des puits qui se creusaient la vie puisse y enterrer ses griffes. Les jours étaient faits d’espoirs, de conquêtes, mais aussi d’accidents, de complots, de meurtres commis à l’abri d’une loi hiérarchique établie en même temps que les poteaux de bois qui soutenaient la terre dans ses méandres obscurs. Aussitôt que les grandes compagnies minières de l’administration centrale virent leur chemin déblayé par ces conquérants du hasard et vérifièrent la solidité des réserves de métaux, elles firent leurs promesses et jetèrent leur prix : des instruments adéquats, des structures solides, la sécurité, le gain également partagé, le commerce réglé, une vie entière de prospérité garantie. Pour ceux qui ne retiraient de la mine que des revenus médiocres, trompés par des intermédiaires sans scrupules, ce fut un soulagement et une aubaine. Pour les autres, c’était une intromission dans leurs affaires, une usurpation de ce qu’ils considéraient comme leur propriété acquise de plein droit. Deux groupes se formèrent, l’un pour, l’autre contre les propositions qui régulièrement leur parvenaient par le biais de négociateurs habiles. Des disputes et des altercations commencèrent à créer des divisions chaque fois plus profondes dans une communauté qui d’ailleurs n’avait jamais été unie, juste rassemblée autour de son unique ambition, l’enrichissement rapide, bien que pas toujours facile compte tenu des conditions de travail précaires. Du groupe des contestataires faisait partie Jack Flow, l’un des premiers explorateurs à arriver sur cette bordure de désert, poussé par les bribes d’une conversation entendue un soir de soulerie et de cartes. N’ayant rien à perdre, puisque sans argent, il arriva là où quelques hommes avaient déjà commencé à creuser leurs sillons et à récolter les premières pyrites. Quelques-uns partirent aussitôt, voyant que l’or qu’ils convoitaient ne semblait pas se trouver dans ces parages, allant tenter leur chance un peu plus loin. Jack Flow persista, puis compris qu’il pouvait tirer un bon profit de ce qu’il extirpait du sol. Il avait de son côté la chance de connaître quelqu’un assez haut placé à qui un jour il avait rendu service et qui était intéressé par ce qu’il lui apportait. Des transactions faites d’homme à homme, suivant des principes aussi clairs qu’efficaces. Au moment des négociations avec les compagnies minières, et bien qu’il eût accumulé une somme déjà considérable d’argent, il était loin d’avoir fait la fortune qu’il ambitionnait; il fut un opposant coriace, voire violent, ce qui n’empêcha pas le camp opposé d’entamer des pourparlers avec les négociateurs, sous la menace de tout perdre au cas où le gouvernement entendrait faire entendre la force de la loi, ce qui cependant n’était pas dans ses plans, puisqu’une main d’œuvre expérimentée lui ferait gagner du temps et de l’argent. Voyant sûrement la bataille perdue, Jack Flow partit une nuit accompagné de deux de ses hommes les plus fidèles sans donner d’explications. Ceux de son camp commencèrent dans l’immédiat à discuter avec la partie opposée les clauses contractuelles et la mine commença de prospérer sous l’œil vigilant de l’Etat. On le revit quelques mois plus tard, complètement changé, dans un costume noir à la mode, bottes luisantes, chapeau haut de forme, canne au pommeau d’argent, bien rasé, moustache brillante de cire. Il venait d’obtenir le droit de construction sur deux terrains vagues, au bord d’un chemin de terre battue encore mal formé mais déjà appelé à l’époque Main Street. Sur l’un d’eux, il bâtit un hôtel, un édifice imposant de trois étages, qui contournait Main Street et occupait tout un carré de ce qui deviendrait un peu plus tard Golden Street, peut-être en hommage à un rêve bafoué. Sur le terrain d’en face, il mit sur pied un magasin gigantesque de vente en tous genres : vêtements, nourriture, outils, médicaments de première nécessité. Il misa toute sa fortune sur ces deux projets, ne pensant qu’à la ville qui se développait : on y aurait besoin d’un toit pour dormir et d’un lieu où acheter de quoi subsister. Peu versé en styles architecturaux, il donna carte blanche aux experts en la matière, leur demandant uniquement d’édifier dans cette rue en ébauche des immeubles qui deviendraient l’image même du pays. Les architectes ne le déçurent pas ; une fois bâtis, les deux édifices par leur magnificence donnaient l’impression d’être deux mirages dans le désert, malgré leur taille absurde et la modicité des prix pratiqués, deux réalités fortes et bien concrètes qui firent leur succès. En peu de temps, Jack Flow récupéra tout l’argent investi et se lança dans d’autres projets. La ville lui doit l’église néogothique qu’il a fait ériger à l’extrême nord de Main Street, dont les hautes tours surplombées chacune d’un clocher sont visibles quelques milles à la ronde, lui, qui vers la fin de sa vie adoptera les principes de l’église méthodiste plus en accord avec ses idéaux de bien commun, se ralliant par la même occasion à la cause d’un de ses principaux rivaux qui était aussi le promoteur de cet autre lieu de culte. En vingt ans la ville gagna forme, élégance, singularité. Si elle servait de point d’appui à la mine, celle-ci l’alimentait dans ses besoins. Les compagnies minières y installèrent leurs quartiers généraux, bon nombre de cabinets d’avocats, soumissionnaires, notaires, banques, ouvrirent portes sur la rue principale, blanche et large, se déployèrent sur les rues adjacentes. Le gouvernement fit bâtir un hôpital et une école, sollicita auprès de Jack Flow la construction d’un édifice de style victorien qui servirait de domicile de fonction aux différents représentants de l’Etat. La ligne de chemin de fer terminée, le commerce se diversifia, pubs, restaurants, magasins, toutes sortes de services et d’attractions, les rues se remplirent de monde, chacun vaquant à ses besoins et affaires, s’enivrant les jours de repos, emplissant l’air de bravades, de conversations enflammées sur l’avenir de la mine, le centre de toutes les attentions et intérêts. Les photos prises à l’époque, toutes commandées par Jack Flow à un photographe de renom qui le suivait partout trainant avec lui sa lourde caisse en bois, attestent cette effervescence d’argent frais, péniblement amassé, rapidement dépensé ou investi. On peut aujourd’hui les voir au musée de la ville, les rues bondées, la poussière du sol enveloppant les chevaux, les enseignes peintes sur les devantures des magasins, les façades ornées de colonnades, même celles du quartier sud-ouest qu’un violent incendie a ravagées pendant une nuit d’horreur. C’est à cette même époque que Jack Flow, laissant à la charge d’un précepteur ses deux fils âgés de quinze et seize ans, disparut pour la deuxième fois de la ville, un départ qui coïncida avec la mort de sa femme et une accusation de fraude et de corruption jamais pleinement confirmée ou démentie. Sur deux longues années personne ne l’aperçut, ses affaires laissées aux mains de ses associés déclinèrent à vue d’œil, certaines entreprises firent faillite. La ville elle-même était à un tournant décisif de sa courte existence avec la mine une fois de plus au centre de tous les bouleversements car des syndicats puissants qui avaient su s’organiser, engager des avocats capables de mettre des bâtons dans les roues de n’importe quel adversaire, y compris l’Etat, vainquaient de successives batailles juridiques qui les rendaient encore plus forts et convaincus du bien-fondé de leur cause, surtout après un terrible effondrement qui laissa sous terre trente mineurs par manque de secours en temps voulu. Jack Flow fit sa réapparition à ce moment crucial de l’histoire de la région, adopta la cause des syndicats, se battit pour que ceux-ci reprennent possession de ce qui leur avait toujours appartenu et redeviennent propriétaires de toutes les explorations minières, qui, selon la conviction du gouvernement, avaient déjà épuisé plus de la moitié de leurs réserves et devenaient peu rentables. Une victoire de Pyrrhus ? Jack Flow était persuadé du contraire. Et il avait raison, la mine n’a été désactivée que vingt ans plus tard, par suite d’un dernier éboulement fatal dans lequel périrent plus de cinquante hommes. Vers la fin de sa vie, Jack Flow mit sur pied son ultime projet, un petit hôtel construit à l’écart de la ville, à environ un quart de mille des mines, dont la seule finalité était d’accueillir les plus démunis, ceux qui, endettés, vieux ou malades ne pouvaient s’offrir un toit digne après toute une vie de contraintes de toutes sortes. Outre les six chambres du premier étage, il était constitué par une rangée de minuscules bungalows à deux pièces dont les façades donnaient sur la plaine aride mais où une route se creusait déjà. Ayant lui-même décidé de s’installer dans une de ces habitations, il gérait seul le bar-salon rempli tous les soirs d’une clientèle de plus en plus louche qui conféra à l’établissement la mauvaise réputation dont il ne s’est jamais totalement débarrassé. C’est là qu’on le découvrit un matin terrassé par une crise cardiaque. Il laissa inachevés les plans de construction d’un gigantesque pipeline qui servirait à conduire sur plus de sept cents milles l’eau qui manquait à ces contrées désertiques, du point où elle existait en abondance jusqu’au lieu où elle était vitale. Il a été conclu cinquante ans plus tard sur d’autres bases techniques et scientifiques. La ville cependant ne lui prêta aucun hommage, aucune rue ne porte son nom, aucune statue n’a été érigée en son honneur. Les avis sur la personne en question ainsi que sur ses accomplissements étaient loin de constituer une opinion unanime et la dilapidation de pratiquement tout son patrimoine par l’un de ses fils – l’autre étant parti vivre dans la tribu à laquelle avait appartenu sa mère – n’aida pas à arranger les choses. La ville dut apprendre à vivre sans le ressort de mine, qui l’a maintenue en alerte, nerveusement tendue vers l’avenir pendant plus de cinquante ans d’activité fébrile. Si plus aucun métal précieux ne sortait de ses veines, il fallait exploiter autrement l’héritage laissé, un immense musée à ciel ouvert qui, à mesure qu’il se détériorait, attrayait chaque fois plus de visiteurs. Elle n’avait rien d’autre.
Codicille : Précisément au moment où la consigne demande du lyrisme arrive une voix journalistique dont je ne connaissais pas le timbre. Ce n’est qu’à mi-chemin que je me suis aperçue de l’erreur dans laquelle cependant j’ai persisté, sans compter les autres. Je voulais voir la ville, je l’ai vue.
oui ça chante !
Merci, François ! Cette question de la voix me trotte dans la tête depuis les échanges sur le dictionnaire de l’écriture, mais je n’ai pas encore réussi à la décrire. Vaut-il mieux gagner une voix ou la perdre, ou la question ne se pose pas en ces termes ?
je trouve belle cette persistance
Merci beaucoup, Ana !
J’ai vu ou plutôt j’ai découvert une ville. J’admire
Merci beaucoup, Danielle !
Que de temps et d’espace embrassés! Très sensible à cette ampleur qui est aussi une forme du lyrisme, il me semble.
Merci, Roselyne ! Oui, c’est vrai que cette voix a permis une écriture de longue haleine, et que le lyrisme se révèle sous de multiples formes. Merci de cette remarque !
Oui de l’ampleur dans ce récit, et de la magie… mais où est donc cette ville ? on a envie de la voir, on entre dans ce texte comme dans un film…
Merci, Françoise ! Cette ville, je la découvre petit à petit, à partir des propositions de François, je vais bientôt lui donner un nom. J’ai du mal à envoyer un PDF avec plus d’informations, cela bouge tout le temps! Merci encore de tes impressions, cela permet de voir un peu mieux dans le noir où je me trouve !