Il est huit heures. Jean se tient assis près de la comtoise. Le menton baissé, la nuque raide, il imagine attraper le journal. Celui qui se trouve de l’autre côté de la pièce, sur la table basse, près du téléphone. Il pourrait se lever, à petits pas, longer le buffet. Entendre ses pantoufles glisser sur le sol. S’incliner. Sa main gauche pincée sur le dossier d’une chaise le retient, le bras droit tendu tremble un peu, les jambes pliées. Ne pas tomber. La chaîne de la comtoise roule sur le tambour. Un poids monte, l’autre descend. La vie se moque de toi, Jean. Tu le sais. Après toutes ces années à contenir des émotions qui auraient pu t’échapper, te faire basculer, tanguer, te voilà aujourd’hui, vissé à un fauteuil, immobile, au-dessus du vide, ballotté par le vertige.
Ses grosses mains brunes attachées à l’anse par le soleil qui les tient. Sous ses ongles, la terre qu’elle fouille, l’odeur des feuilles. Avant que la montagne avale le jour, Maria s’en va remplir un arrosoir, faire sonner la fontaine couchée au milieu du village, sur le zinc cabossé. Une pomme enfoncée dans la poche de son gilet.
Marguerite avance sur un chemin de pierre. Les cheveux noués, cachés dans un petit chapeau en feutre brun. Aujourd’hui encore, Argenton, il faut s’y rendre à pied. Quitter Annot en passant derrière le village, prendre le sentier qui s’éloigne de la voie ferrée, puis monter à travers les grès, les bouleaux, les châtaigniers. Monter. Marguerite est partie à l’aube. Bien que l’on soit en octobre, le soleil, à midi, sera chaud. La pente est rude, le sac trop lourd. Elle ne charrie pas grand-chose pourtant avec elle. Juste de quoi tenir les mois qui prépareront l’hiver : deux robes de toile, un gilet, une blouse de travail, quelques sous-vêtements et des chaussettes que sa mère lui a tricotées. Un petit muret la sépare du vide. Marguerite trébuche sur les bogues des châtaignes. Ce sont les livres qui pèsent sur son épaule, les cahiers de conjugaison, de dictées, les cahiers de grammaire, d’arithmétique, et puis les cahiers encore, aux lignes vierges, qu’elle remplira jusqu’à Noël. Son écriture ronde, enfantine, penchée vers l’avant sur les carreaux Sieyès. Sa vie qui commence, Marguerite.
Je distingue bien ces trois personnages. Je les imagine dans leur corps, leur âge et leur environnement.