c’était
rue de l’Eglise
la table en formica blanc
la télé allumée
un fauteuil en simili cuir rouge
une chaise en bord de rideau qu’une main soulève furtivement à côté de la porte d’entrée
chaise-poste de guet de la rue passante et médisante
la voisine Léontine
le perron
la cave en terre battue fraiche et humide
la blouse pour cuisiner
les œufs de chez Simone
l’arrière-grand-mère silencieuse à son bout de table
mémé qu’on l’appelait cheveux gris relevés en chignon
et puis la grand-mère soucieuse
anxieuse
anxieuse de trop aimer
la serviette en bout de table que les larges hanches ne manquaient pas de faire tomber
le rideau qu’on soulève
les feuilletons à la télé
la bonbonnière sur la grande commode encombrée
avec la sainte vierge bénie à Lourdes que l’on est prêt à balancer à la moindre contrariété
et puis un samedi soir
les carottes au fond de l’assiette
l’inquiétude contagieuse
le fait divers qui s’invite sur la table en formica
les pieds dans le plat
dans la tête de l’enfant à l’imagination hautement inflammable
la conscience claire et soudaine
les pouces qui roulent à longueur de temps mort
qui s’font du mourron
la toile d’araignée de l’anxiété
capturant ses proies une à une
folie de l’amour excessif qui étouffe celui qu’il aime à trop vouloir l’embrasser
la télé allumée
la table en formica blanc
les carottes sont cuites
restent en travers de la gorge
la tempête dehors
la grand-mère garde l’enfant
c’est samedi soir
les parents sont partis
insouciants aimants confiants
ils sont jeunes
très jeunes
c’est samedi soir
dehors il fait nuit noire ça pleut ça vente
la grand-mère garde l’enfant
les carottes sont cuites
restent en travers de la gorge
des petits ronds orange avalés un à un péniblement
la grand-mère fait les cents pas
« avec cette tempête »
« finiront dans l’fossé »
l’enfant mange comme elle peut les carottes
au fond de l’assiette
orange comme les carottes elle s’en était fait la remarque amusée
mais elle ne voit plus rien
ni les carottes
ni l’assiette orange
ni la table en formica blanc
elle n’écoute plus la télé qui tourne en continu
elle voit la voiture dans le fossé
la petite deux-chevaux bleue dans la grande tempête
elle gobe les mots affolés
elle voit tout maintenant parfaitement
au fond de l’assiette
la nuit noire le vent la pluie et la voiture dans le fossé
elle mange l’anxiété de la grand-mère
l’avale toute crue
et c’est alors que surgit en elle
par la voix de cette grand-mère
la conscience angoissée que les êtres chers disparaissent
violemment
dans la tempête
un soir de fête
l’arrière-grand-mère silencieuse elle ne dit rien
regarde peut-être la télé
ou l’angoisse de sa fille
la grand-mère fait les cent pas
comme la tête de l’enfant
dans le grand vent qui frappe les volets la boule dans la gorge et les nœuds dans le ventre
Merci pour ce beau texte! J’aime la tension provoquée par le contraste entre la trivialité de l’assiette qu’il faut finir et l’anxiété de la petite et de sa grand-mère bougonne.
Merci beaucoup Sarah ! Touchée par ce retour !
Très belle évocation d’un moment où le monde se déchire.
C’est ça : un moment dans l’enfance où la bulle se crève…Merci pour ce retour !
la table en formica ancrée dans l’histoire.
dans l’histoire intime et familiale à coup sûr…
Envie de lire et relire, cela convoque en moi beaucoup d’émotion, à cause du fond et de » l’ordinaire » du décor, très simplement juxtaposés. Et vive l’écriture! Merci!
Très touchée par ce retour enthousiaste et heureuse des échos et résonances que créent nos textes. Et oui, vive l’écriture et la lecture !!!