C’est une main aux doigts rigides et naïfs, dont l’empan fait l’exacte largeur de ma paume, mais elle est plus intelligente que la mienne car elle possède dans sa semelle en inox cinq interstices d’égale longueur, sertis d’une bride arrondie et pleine, qui lui permet de travailler à des tâches culinaires que je ne pourrais pas accomplir moi-même (la nature nous a doté il y a 375 millions d’années de deux fois cinq doigts aux longueurs différentes, se doutait-elle alors qu’il eût été plus pratique et moins dangereux d’imaginer une main rectangulaire ignifugée, afin de pouvoir replier sans dommage une crêpe jambon-fromage dans nos Tefal sans nous brûler ?) Prolongée par une longue tige en métal, additionnée de neuf petits piquots antidérapants à la hauteur du pouce, elle est la prothèse indispensable de tout cuisinier, de toute cuisinière : c’est la spatule de cuisine en inox.
Dessinée par l’homme à l’ère industrielle pour l’aider dans les tâches de feu les plus ordinaires, elle est de peu, humble et légère (220 grammes en moyenne), et peut être multipliée, clonée à l’infini. Compagne fidèle, c’est une essentielle. On devrait la déclarer d’utilité publique, car elle nous augmente au même titre que le soc de la charrue, le guidon de vélo, le stylo ou tout autre outil palliant nos innombrables manques, et sans elle nous ne serions ni plus ni moins que des handicapés face à nos casseroles et à nos fours.
On ne peut pas dire que ma spatule soit jolie, (d’ailleurs ce n’est pas sa fonction, je ne contemple pas son esthétique) mais côté caractère, c’est une généreuse, toujours prête à donner un coup de main sans jamais se plaindre. Elle sait retourner, remuer, aplatir, décoller, tapoter, lisser et elle se montre aussi fiable que la main qui l’accompagne. Elle sait aussi se faire délicate, quand il s’agit de saisir d’une manière ingénieuse n’importe quel poisson afin de n’abîmer ni l’aliment ni la poêle (on décolle à petits coups précis et doux ou d’un large geste la peau dorée sans porter tort au revêtement) Elle permet également de filtrer judicieusement l’excédent d’huile et évite de se salir les doigts. Elle gratte enfin les salissures, le brûlé, sans rayer les revêtements, toujours prête à être empoignée sans façons, toujours prête à servir sans salaire. Entre les opérations, elle virevolte dans la main pour ponctuer un discours, on la brandit lors de discussions passionnées. Elle permet même que l’on soit distrait, elle nous laisse le loisir de rêver, de penser à nos journées, ou à nos amours, tandis qu’elle travaille.
Pourtant de temps en temps, la spatule, et c’est là l’un de ses seuls défauts, peut se montrer vicieuse, car elle n’aime pas qu’on la dérange : Eclat d’argent dans la poêle noire, elle luit des saveurs cuisinées de la poignée de légumes assaisonnée à l’huile d’olive qui l’habillent d’un film chatoyant, alors on a une envie irrésistible de la porter à la bouche pour juger du plat, mais c’est une erreur car on ne peut enfourner sa fourche trop large et l’on se brûle de sa fièvre, tandis que la sauce se répand sur le menton. Il faut s’y reprendre avec précaution et tenter l’aventure par le côté de l’instrument, tout en soufflant un « Ouh, chéchaud ! » les yeux écarquillés.
Parfois dans un déménagement ou à l’occasion d’un geste étourdi elle disparaît sans espoir de retour, et on la perd alors, autant qu’elle vous perd, car qu’est-ce qu’une spatule sans la main qui l’accompagne ? Mais pour nous, quelle importance ? On court en racheter une autre et on oublie celle-là, cette si particulière, celle que l’on a pourtant conservée, que l’on a lavée, essuyée, rangée pendant des années, celle encore qui a goûté la première nos plats, omelette baveuse ou chakchouka… On en rachète une autre sans penser que la disparue était unique dans ses multiples chocs et rayures, unique dans son érosion, dans sa vie d’objet, dont on se débarrasse parfois nous-même trop facilement, sans adieu. Nous sommes trop ingrats avec les outils qui nous assistent, car, dans le cas de la seule spatule, ni les cuillers trop bombées, ni les fourchettes ou les couteaux trop pointus ou coupants, ne peuvent être d’une quelconque utilité pour retourner une omelette, ou déposer délicatement une bouchée à la Reine dans une assiette.
Quand je n’en ai plus besoin, j’aimante ma spatule sur la barre magnétique posée au-dessus de mon égouttoir à vaisselle, entre la fourchette à gigot et le couteau à pain, petit éventail modeste que j’oublie jusqu’à la prochaine fois. Avec elle je me déleste des onguents et du mercurochrome, des pansements et des bandes, des urgences et de tous leurs soucis alliés. Elle me fait gagner du temps, de l’argent, des lessives, des blessures, des douleurs. Elle pratique ainsi, sans que je n’y pense jamais, une médecine préventive, et l’on pourrait suggérer qu’à ce titre elle soit un jour remboursée par la sécurité sociale.
Un jour, un ami écrivain a enterré sa machine à écrire à même la terre, enveloppée d’un linge blanc, afin de rendre hommage à celle avec laquelle il avait écrit ses trois premiers romans et qui venait de mourir sous ses doigts. Il faudrait enterrer nos outils quotidiens ainsi, avec le même soin que l’on prend à enterrer nos morts, leur réserver des cimetières et les honorer à la hauteur des services rendus : « 1990-2021, ici gît la spatule de C.Z, humble parmi les humbles, qui lui a permis de confectionner 60 607 omelettes sans jamais se brûler ».
Mais il faudrait alors tenir une comptabilité particulière, élargie à toute notre batterie de cuisine, à tout ce que l’homme a imaginé pour l’aider dans ses incompétences, et il faut bien dire que nous n’en avons hélas plus du tout le temps aujourd’hui.
Beaucoup aimé dans ce texte le glissement imperceptible vers le côté plus intime. Un début documentaire, un peu neutre, et puis paragraphe 4 on se brûle, du jus coule sur notre menton et on visualise soudain l’objet de près, peu à peu on lui rend hommage et on mesure à quel point ces choses nous accompagnent tous les jours, c’est vrai, et sont bonnes pour nous…
J’aurais pu cependant imaginer cette spatule en bois plutôt qu’en inox, en bois patiné de toutes les sauces qu’elle aurait confectionnées, même si sans doute elle aurait accompli moins de tâches…
Oui, on aurait pu imaginer une spatule en bois, ça aurait eu meilleur goût, et un côté plus écolo-affectif… j’en ai eu une autrefois… Mais ce n’est plus ma spatule aujourd’hui, peut-être irais-je m’en acheter une de ce genre bientôt… L’idée était aussi d’écrire un texte sur un ustensile banal, celui que l’on ne remarque pas, mais qui, dès qu’on l’approche se révèle pas si bête que ça… L’intérêt c’est aussi de pouvoir écrire sur presque n’importe quoi et y trouver matière, y trouver des éventails de mots que l’on aurait pas imaginé à première vue… Merci, Françoise, pour ta lecture attentive.
le plus drôle c’est que sauf à les perdre ces objets nous survivent. Ton écrivain a enterré sa machine à écrire, mais j’ai les torchons de ma mère.
Hahaha!…Oui, c’est vrai… Mais on les jette souvent, aussi, tous ces objets de rien. En tout cas un point pour les torchons de ta mère! Merci d’être passée par là.
En plus de ce côté si pratique, non négligeable, ce joli texte m’a donné faim ! J’ai un penchant tout particulier pour l’ustensile de cuisine. Merci pour cette spatule.
Merci à toi pour ce message, Françoise! Bon appétit!
Un bel hommage à un objet du quotidien. Merci.
Merci à toi, Martine! J’ai bien aimé travailler sur un objet qu’on ne regarde pas, qui n’a pas d’importance à première vue mais qui rend son jus pour peu qu’on le regarde attentivement…