Sur le pas de la porte, elle hésite. D’une maison proche, s’élève une chanson, elle la reconnaît, la fredonne : Elle me suit, pas à pas / Elle m’attend devant ma porte / Elle est revenue, elle est là / La solitude, la solitude…. Ses parents passaient en boucle le disque de Barbara.Elle rit de se voir devant cette porte, écoutant, fredonnant, confrontée elle aussi à une solitude intérieure, dans l’envie de vivre aussi, comme elle, rouler des hanches, comme elle, encore dire je t’aime. Ce-cette nostalgique des années 60 l’a renvoyée loin en arrière ! Elle veut être dans le présent. Elle veut comme Goldman s’offrir une parenthèse, marcher seule sans témoin ni personne, dans les rues qui se donnent. Seule mais pas vraiment, son homme l’attend. Seule pour réfléchir, lâcher prise. Être seule ce n’est pas une punition, mais façon de se retrouver, de le retrouver.
Une jeune mère se penche vers l’enfant endormi dans sa poussette… Le calme enfin, Lilou s’est arrêtée de pleurer, elle dort, visage reposé, joues rosées, un léger sourire l’éclaire, en moi, la joie de la regarder, elle est mienne, dans ce silence encore plus, toute à moi, rien qu’à moi, et mon cœur bat pour elle. Seule et pleine de sa présence, je m’émerveille. Elle si paisible, si vulnérable, à protéger. Moment précieux à savourer.
Seul. Le chant de la rivière emplit l’espace, enfle dans ma tête, l’envahit. Parfois une rafale de vent comme une claque. Sinon rien, des nuages bas, sombres. Pas de passants, les habitants sont calfeutrés chez eux, confinés. En solitude, je ne pense à rien, me heurte au vide. Des pensées moroses tentent de frayer chemin vers moi, je n’en veux rien savoir. Je les chasse comme je chasserais des mouches, des guêpes qui m’agaceraient. Ça bourdonne dans ma tête, je veux faire taire ce vacarme. Être seul, oui, serein, mais pas comme ça là maintenant vide, vidé, absent, absenté, désaffecté, vivant à peine. Sur le fil du rasoir, hésitant à chaque pas, à tout moment, je pourrais disparaître, me diluer dans l’espace et le chant de la rivière. La perdre, Elle. Un mot d’Elle pourrait me libérer.
Elle s’est blottie dans ses bras. Un observateur penserait : quel joli couple, et les envierait. Pourtant entre eux, elle sait que se dresse un mur, celui de son silence, de son impossibilité à lui expliquer sa recherche, son attente. Un silence assourdissant. J’aurais à te dire, mais, non, tu n’es pas, il me semble, prêt à entendre ce que je n’arrive pas à te dire. Les mots feraient trop de bruit, j’ai peur. Les mots, je vais les trouver, pour en finir de cette solitude à deux, chacun dans son inquiétude, moi seule désemparée face à toi que j’aime, qui m’aime, seul, désolé.
La petite vieille soliloque sur le chemin du retour. Cette amie que je viens de rencontrer. Dans la plainte, toujours. Elle dit que son mari, de dix ans son aîné, devient un vieillard, hypocondriaque, sourd, inerte. Sous-entendu, je vais devoir le supporter – supporter ça –, longtemps. Elle se désole : je suis jeune encore, moi. Je suis prisonnière… Que pouvais-je lui répondre, moi qui suis veuve depuis deux ans déjà ? C’est vrai que Fernand est mort trop tôt, il fut un bon compagnon, fidèle, raisonnable, trop sans doute. Mais être femme seule présente des avantages. Je n’ai plus à supporter ses exigences, ses mauvaises plaisanteries. Il voulait toujours avoir raison, le dernier mot, le seigneur quoi. Maintenant je prends mes aises dans la maison, je m’installe dans son fauteuil qui enfin est devenu mien. J’organise mes journées à ma manière, avec mes amies je joue au scrabble au club du troisième âge. Choupette a la vie belle, peut se blottir dans les coussins sans être grondée. Seule, mais lui présent toujours, je m’attarde devant sa photo, je lui raconte les petites choses de ma vie, je lui apporte des fleurs pour lui tenir compagnie. Je me demande : aimait-il les fleurs ? Je ne me rappelle plus très bien, pas certain.
Deux gamins jouent au ballon, le gardien les fait déguerpir. Ils râlent. Le plus petit dit qu’il veut encore jouer avec son copain, personne ne l’attend chez lui, il sera seul, il déteste ça.
Le gardien, vigilant, ferme les grilles du parc qui s’est vidé… Je me retrouve seul comme un chien, comme celui qui autrefois gardait les maisons et que ses maîtres ignoraient. Pas un chien d’aujourd’hui, dit animal de compagnie, caressé, aimé. Un qui avait la vie dure… Tiens, la vieille dame s’est tirée, sans un regard vers moi. Son chien, au bout de sa laisse, la guide, l’aide à avancer. C’est bien pour elle, depuis la mort de son mari, elle a perdu ses repères. Les sorties avec sa chienne scandent sa vie. Une compagne. Moi, même pas ça. Je n’aime pas les bêtes, elles le savent, grognent après moi. 20 heures, le vide, plus personne à surveiller. Un calme désolant. Bon, je file au bistrot. Bonjour, bonsoir. Seul au milieu des autres. La télé gueule, on n’a rien à se dire. On écoute les infos. Je commande un sandwich, je bois un coup. Une bière, deux, assez. Au lit. Demain, la même routine.