La sonnette du cabinet médical retentit, le mari médecin fait ses visites. Ce n’est pas l’heure d’ouverture, je descends en pyjama et robe de chambre. Un homme âgé grand au regard bleu et intense est là au milieu de la grande porte. Jamais ni vu ni croisé ni entendu parler de lui. Je lui rappelle l’horaire, il est déçu, sa voix claire au tout début s’est assombrie, sa lèvre inférieure s’anime d’un tremblement, je baisse les yeux, remarque ses chaussures noires nettes, croise le regard qui je ne sais pourquoi me procure une sensation singulière. Secondes silencieuses. Je m’excuse de ma tenue, il est tôt, les enfants, la nuit interrompue par un appel d’urgence… Je ne le renvoie pas. Lui, semble espérer autre chose. Je l’invite à s’asseoir dans la salle d’attente et à patienter. Ses cheveux blancs sont épais et frisés, un peu en bataille sur le front, l’allure est juvénile malgré l’âge que je situe dans la 80e année, ses rides sont profondes, moi je n’ai alors que 30 ans. Il choisit le petit fauteuil situé face à la fenêtre ouverte sur la frondaison harmonieuse d’un vieux micocoulier et la porte du cabinet sur la gauche. Il n’aime pas tourner le dos ! Je lui demande de patienter une nouvelle fois, ce sera peut-être long, je monte au premier étage pour m’habiller enfin et promets de redescendre aussitôt après. Je me reproche de ne pas l’avoir incité à repartir et prend conscience que je ne le désirais pas sans trop comprendre pourquoi. Je me dépêche, prépare un café au cas où je pourrais lui en proposer un. En fait, je m’empare d’un plateau et descends pour offrir ce café. Il est surpris de me voir revenir si vite avec une tasse et une cafetière que je dépose sur la petite table après avoir repoussé les revues qui l’encombraient. Un sourire plein illumine son visage, il rencontre le mien. Un instant privilégié et inattendu. Un accord naturel et simple. Les questions s’amoncellent et s’enchevêtrent dans nos têtes, c’est visible par l’observation de fins tremblements de la peau du visage, là où elle est moins tendue. Alors je lui dis que je suis surprise par cette rencontre, lui aussi, et il ajoute que les regards échangés laissent entrevoir des visions du monde très proches. Alors j’ai hâte d’en savoir plus et lui demande s’il habite tout près d’ici, ce qu’il fait, ce qu’il aime, ce qu’il déteste. Il semble très heureux de susciter cet intérêt, ses épaules se redressent, son sourire s’accorde avec chaque regard. Je m’assieds en face de lui après avoir rapproché une chaise. Puis je m’éclipse pour aller chercher une deuxième tasse, voilà nous sommes prêts. Une histoire compliquée depuis l’enfance, avec des allers et retours constants de ses parents, une grand-mère très présente qui colmatait les béances affectives, puis un peu prof un peu écrivain, un grand lecteur et surtout un grand voyageur, un curieux des peuples primitifs. Je venais de découvrir Carlos Castaneda, mais n’y comprenais pas grand-chose, je trouvais qu’il avait beaucoup d’imagination. Je l’évoque. C’est alors qu’il part dans des développements enthousiastes, des évocations d’images étranges et une ouverture aux mondes multiples. Tout ce qui renvoie au « bien », à la « vérité » est sectaire, me dit-il. Je l’écoute bouche cousue pour ne laisser échapper que quelques sons d’assentiment pour ne pas l’interrompre. Il insiste pour dire qu’il fallait être présent pleinement dans ce temps, dans ce lieu et ne pas se projeter je ne sais où. Écouter les sons de là où nous sommes, des oiseaux ou des automobiles et entrevoir en même temps les mondes invisibles ! Il lui dit qu’il lui apportera des ouvrages de Castaneda et qu’ils pourront en parler lorsqu’elle les aura lus. Je ne connais que L’herbe du diable et La petite fumée. Mon mari est de retour. Le cabinet va ouvrir. Je m’éclipse, mais je sais que nous nous reverrons. Dès le lendemain deux livres sont déposés dans ma boîte aux lettres : Histoire de pouvoir et Don de l’Aigle. Plusieurs jours défilent, lectures et questionnements, quand reviendra-t-il ? Un jour, hors des horaires convenus, il sonne, je descends en hâte, j’ai compris que c’était lui. Nous prenons un café et nous nous mettons à discuter. Un mois plus tard, il revient. Ses chaussures sont poussiéreuses. Il apporte un nouveau livre de C. Voir et une rose blanche. Il est pâle, ému, il tremble. En souriant il me dit — Je ne peux plus revenir, je dois partir loin d’ici près de mon fils, je ne vous oublierai pas, je vous ai transmis une vision qui vous accompagnera toute la vie et nous nous y rencontrerons peut-être ! Sa voix ce jour est sombre et lumineuse à la fois, moi je n’arrive pas à dire un mot. Nous nous sommes pris longuement dans les bras avec une tendre sollicitude et hors du temps.