#P3 La prohibition des nouilles

Découvert un livre interdit datant du siècle 21. Les pages étaient noircies de moisissure, mais une belle partie avait été préservée. On devinait le titre « Nouilles à toutes les sauces », avec la représentation d’un jeune homme mangeant avec ses doigts, un geste impossible et choquant de nos jours. J’ai frémi en découvrant ce mot NOUILLES, un mot censuré, non autorisé par les services de contrôle des aliments, qui considèrent le gluten comme un élément hautement toxique et interdit, au bénéfice de la préservation de l’espèce humaine. Certes notre population actuelle était affligée d’allergies mortelles et grâce à la Haute Autorité Bioéthique les principales protéines responsables de ces dysfonctionnements alimentaires avaient pu être identifées. Leur culture ou transformation était un délit sanctionné d’emprisonnement.

Mes doigts tremblaient sur le plat de pâtes que tenait le jeune gourmand et j’ai commencé à explorer l’ouvrage qui avait traversé les siècles.

D’abord j’ai été agréablement surpris par les descriptions géométriques. Il y avait les pâtes en forme de tube, non tubulaires, les bâtons/ficelles, les rubans ou les nouilles farcies. Ensuite tous ces noms qui réveillaient l’imaginaire jusqu’à faire vibrer mes papilles linguales depuis longtemps inactives : clochettes, petits chiffons, grands coquillages, papillons, lanternes, escargots, petites roues, plumes, cheveux d’ange, petits vers, feuilles, petites langues …

Je me suis arrêté sur la recette d’un gratin de pâtes à la crème et au fromage – encore un aliment prohibé en raison de sa fermentation aléatoire.

Oh le désir ardent d’être le jeune homme de l’illustration et de mettre mes doigts dans ce mélange mou et gras pour les porter jusqu’à ma bouche impatiente. Il me revenait une phrase d’un livre d’enfant qui devait nous apprendre la morale de l’alimentation saine. Il y a loin de la coupe aux lèvres. Ce livre nous enseignait les méfaits de l’alimentation traditionnelle au profit d’un régime strictement contrôlé à base de produits aseptisés et de substituts synthétiques.

Quand mes doigts nappés de cette belle sauce crémeuse en auraient fini d’empoigner coquillettes, torsades ou petits moineaux de pâtes, je lèverais la coupe jusqu’à mes lèvres brillantes, j’ouvrirais mon organe buccal avec indolence et je laisserais couler le liquide épais sur ma langue jusqu’au fond de ma gorge. Et quand ma bouche se refermerait, je passerais mon bras sur mes lèvres pour en essuyer les dernières gouttes dans un profond soupir.

A présent il ne me restait plus qu’à chercher d’autres « militants » pour organiser la résurrection des pâtes et de repas clandestins. La révolte contre la prohibition des nouilles était en marche !