1 . Quelque chose qui s’échappe. Objet peine à être nommé. Peine. Tourner autour du pot. Vient à l’esprit : la poêle, vieille. Celle qui a connu tous les mélanges. Rétamée. Cabossée. A force d’avoir servi. Bords un peu hauts. Faire revenir ce qui est à l’intérieur, un peu d’eau, couvrir. A l’étouffée. Ce qui se passe dedans : Les couleurs ont changé. Contenu transféré dans pâte brisée. Plein de recettes avec cinq fois rien. De quoi nourrir tous les affamés du monde. Tu devrais la jeter, elle a fait son temps. Mais elle est solide, n’attache pas, supporte mélanges, inventions, quand elle devient gong à la fenêtre du nouvel an. Pourtant, à la seconde, elle se retire de l’image première : son apparition désigne autre chose. A sa place. Apparentée. Ce n’est pas elle. Mais alors quoi ? Peine. On rajoute une lettre aux ingrédients, pour savoir. On mélange. De Peine à Peindre, juste une lettre. Et là je vois celle qui se cache derrière l’ustensile : la boîte d’aquarelle. Cuisine. C’est bien elle. Vieille boîte de toutes les liaisons. Noire, bombée et sous le couvercle, en attente, trente blocs de couleurs, petites tombes bien rangées, certaines très entamées. Godets amovibles. Pinceaux allongés dans l’allée du milieu : forme de l’attente. L’eau, jamais très loin.
2. Quelque chose qui s’échappe. Objet peine à être nommé. Peine. Peindre. Peine à peindre. Peindre à peine. Objet à peindre. Boîte d’aquarelle, celle des premiers salaires. Noire avec reflets sur le couvercle quatre fois bombé. Peindre c’est comme écrire. Tout comme. Quand on ouvre la boîte, le couvercle devient l’espace de quatre récipients, quatre creux rectangulaires pour risquer les mélanges. De l’autre côté, se déplie une plaque reliée à la boite : elle protège les petits blocs de couleur mais devient dans le dépli une palette qui permettra d’aborder le papier, une fois trouvée la note qui sonne juste, à l’endroit voulu. Trois pinceaux, plus ou moins fins, un stylo-plume avec encre noire pour le fil conducteur que tu traces comme on dessine, au fur et à mesure. C’est lui qui a tenu à suivre sur la petite feuille les cercles concentriques de la poêle. Le fil est toujours lié à l’eau qui charrie ou liquéfie l’évidence de la couleur. Chaque petit pain de couleur est plus ou moins creusé : la pointe du pinceau humide tourne dedans, c’est doux. Cueille ce qu’il faut, dépose, repart se ravitailler. Des bleu très troués, le rouge sombre aussi, certains verts s’évadent, le jaune d’or devenu un puits et du noir ne reste que le blanc de sa petite loge. Petits plats dans les grands : ce sont toujours les petits formats. A l’arrivée, on trouve de tout : rochers cernés par la mer ; bouquets qui sortent d’eux-mêmes, maison avec vigne-vierge invasive, montagnes du Sud, un ancien piano droit qui se dilue, des îles, des algues, un amer cristallisant, des sols, des figures énigmatiques. Tout récemment : la poêle et la boîte. Elle-même.
3. Quelque chose qui s’échappe. Objet peine à être nommé. Peindre comme écrire. Faire tourner le pinceau dans le réservoir. Pour le peintre disparu: uniquement gris de Payne, encre de Chine, rouge parfois : concentration de toutes les nuances dans l’absence apparente de ce qu’à l’extérieur on nomme couleurs, contenues dans la quintessence, dans ce qui vit sur les feuilles, et défie la mort. Gris de Payne : pigments noir de carbone et bleu outremer ou bleu indigo terre de Sienne plus carmin invisible pour obtenir le gris bleu d’où jaillit le geste des grandes libertés. Gris de peine. Et de l’autre côté, en face : la boîte d’aquarelle, la mienne, la première. Pas celle des jeunes filles rangées. Celle de la femme qui se jette à l’eau sans avoir appris et fait des aquarelles à la sauvette, au bord de la table de cuisine quand elle a une petite seconde à elle. Jamais loin de la poêle. Aquarelles, secrètes, secrétées depuis longtemps. Pas sur le devant de la scène. Données, gardées, regardées. Il t’avait dit que tu avais l’intuition de l’aquarelle et de l’écriture, du pareil au même et que la rencontre gravitait autour de cet astre-là, choc initial. Astre : le fond de la poêle tant de fois utilisée révèle des cercles concentriques, on peut déchiffrer dans cette forme domestique la rotation irrésistible, celle qui rapproche du centre. A l’extérieur, la poêle est noire, culottée. Au-dedans, les cercles magiques du fond, dissimulés dans les coutures de l’ordinaire. On ne croirait pas. La prendre, la peindre. Mélanger. Epreuve du feu. Verser de l’eau. Couvrir. Découvrir.
4. Quelque chose qui s’échappe. Objet d’écriture. Peine nommée. Boîte d’aquarelle, en longueur, envoie brillance sombre. Rejoindre les apparences qui résistent à l’ouverture. Noire, bombée. Pinceau à nouveau trempé, se jeter à l’eau. Ce que retient l’aquarelle, ce que tu retiens en écrivant la peinture qui ne s’écrit pas : la poêle, un objet tenace ayant saisi tant de repas au-delà de la fatigue de tous les jours gorgés de travaux sans fin. C’est elle que tu abordes en ouvrant la boîte noire : poêle observée et tu réalises que jamais tu ne l’as vraiment regardée. Entre l’épluchage et la cuisson, elle était toujours là, entièrement contenue dans la présence familière, prête à jouer son rôle sans que rien ni personne ne l’interroge. Elle est là, saisissante. Rendre ce qu’elle a donné dans la sphère familiale : bord bleuté, gris de Payne, gris plus clair, brillant, de l’objet récuré, prêt à recommencer tout ce qui lui a déjà été demandé avec, délicatement incrustés, les anneaux noirs qui s’échappent. Chardin saurait, Cézanne aussi. Mais toi, tu n’as pas la technique, pas le temps. Des échos te traversent : Pas à pas, Cheng. L’intuition, c’est comme l’écriture, tu l’as. Ta boîte d’aquarelle a la forme de l’attente. Tout est attente. Les mots tous penchés sur le puits de la poêle attendent de savoir ce que tu vas faire. Et les couleurs aussi, entamées et dérangées dans la boîte posée tout près.
5. Quelque chose qui s’échappe. Superposition des objets dictant leur conduite dans l’instant-même. Présence des matériaux devenus ustensiles, outils. Vecteurs. Yeux fermés : le double objet est là aussi, derrière les paupières. Cercles concentriques attachés au fond, la poêle est une planète et ses anneaux de Saturne tournent à l’intérieur. Par ailleurs, tout près, dans la boîte ouverte, tu circules entre les rangées, tu cherches l’endroit précis mais on se perd facilement dans les grands cimetières si l’on n’a pas les indications. Navette : le pinceau passe du verre d’eau à la boîte, hésite au-dessus des couleurs. Zone grise, le bleu n’est pas loin et peut-être la note d’ocre en contrepoint. Décision : atterrissage sur la feuille humide, laisser faire le geste qui gravite, y retourner. Mobiliser l’immobile, déposer le fardeau sur la feuille épaisse, le fluidifier au contact de la réalité. Ne pas laisser sécher tout de suite pour garder ouverte la possibilité de revenir et la boîte aussi. Transférer l’aventure du saisissement dans l’ordinateur capable de transporter ailleurs ce qui a lieu ici : à l’écran apparaît l’objet-même, avatar avec satellites évidents parmi lesquels un bouquet d’œillets peints en 82, avec boîte en question. Aquarelle offerte au peintre, avant.
C’est magnifique. Très beau et délicat et juste… je vais lire vos autres articles.
superbe variation d’enquête avec un incipit en levier d’ouvertures multiples ! Merci
Très beau vraiment très beau. Avec votre texte je me dis qu’il y a une manière plus profonde de voir les objets. Bien sur pour peindre il faut savoir regarder. J’ai l’impression que vous savez.
J’aime l’abîme qui montre la cime, plus haut, plus grand. Les œillets, pour être beaux, ont souvent besoin d’eau. Merci pour ce texte inspirant.
ce sont les aquarelles que j’ai lues d’abord… en fait, non, j’ai commencé par l’introspection en verbe et me suis demandé si l’aquarelle était vôtre, et survolant vos textes, les aquarelles toujours… Belle celle de la poële, et ensuite l’écriture, de plus en plus précise…