celle qui transpire l’angoisse de disparition jusqu’à poisser l’âme de celle qui est sa petite-chair et ses petites-entrailles ; celle qui perd son premier mari des suites de la grippe espagnole et son second sur le champ de bataille de la seconde guerre ; celle qui, digne, cheveux gris relevés en chignon, en bout de table, contemple l’angoisse de sa fille faire les cents pas, pendant que la télévision déverse quotidiennement en flots continus son lot de météo, de feuilletons, de jeux, de publicités et d’informations ; celle qui n’ose pas vivre et reste au bord, et retient au collet son mari, sa fille et son fils, de peur qu’ils ne la précipitent dans un trop plein de vitalité, éteignant ce faisant les fureurs de vivre ; celle qui absorbe avec ses carottes l’angoisse de sa grand-mère pour des siècles et des siècles, à moins que ; celle qui, toute jeune, quitte sa petite ville de province, lève l’ancre pour la capitale où elle trouve à s’employer comme vendeuse de chaussures aux Galeries Lafayette, osant, aux yeux des siens, une vie audacieuse tissée de légendes familiales furieusement romanesques, pour finir tristement par dériver, l’esprit en dérade, au bord de la démence, dans une citadelle de solitude bâtie à force de préjugés et de misanthropies lentement mûris et confits dans leur aigre mélasse ; celle qui habillait toutes les mariées du village et avait transformé pour ce faire son salon en atelier de couture ; celle qui supportait sa mère et vénérait sa grand-mère ; celle qui marche dans la foule, sourde à ses bruits et ses frôlements