Son visage est un début de métaphysique, une part de syllogisme, un principe logique, un trope, un poncif, une légende, un souvenir.
Enfin, non, pas son visage en entier, seulement son nez. Car on ne sait pas ce qu’il y avait autour. La couleur de ses yeux n’est pas restée.
Socrate a le nez camus. C’est-à-dire ?
Moi, au début je ne comprenais pas. Je ne connaissais pas le mot, ce mot répété, pour le caractériser, ce nez qui faisait de lui sa personne et son visage, « identiques l’un à l’autre accidentellement » dit Aristote.
Du visage des autres, de ses interlocuteurs, on n’en parle pas. Alcibiade, Ménon, Parménide, avaient-ils un nez plat, ou au contraire proéminent, un gros pif ? On n’en sait rien, manifestement, cela ne compte pas. Mais que Socrate ait eu ce nez là au milieu du visage, bien qu’« accidentellement » identique à son essence — ah ! l’imperfection sublunaire ! — ça a l’air d’avoir un sens.
Pourquoi ?
Ne connaissant pas le mot, je ne me l’imaginais pas, son nez. Ou plutôt, si, mais autrement. Pour moi, Socrate a le nez de ma grand-mère, le visage de ma grand-mère… Même après avoir lu la définition de « camus », « qui a le nez court et plat. Exemple : une face camuse », et bien que ma grand-mère ait eu un gros nez, j’ai continué à imaginer le visage de Socrate sur le modèle du sien. Socrate, c’est ma grand-mère.
— La chirurgie esthétique, c’est mal !
— Si tu avais eu le nez que j’ai, tu y aurais réfléchi à deux fois, petite fille.
Sur une photo que je garde sur mon bureau, prise à la plage, avec ses copines, dans les années 1930, ce qui fait qu’elle porte un de ces maillots de bains une-pièce couvrant son corps des épaules aux genoux, elle a les cheveux coupés au carré, ondulés, gaufrés elle disait, quand j’étais jeune j’avais les cheveux gaufrés elle disait, ses yeux sont rieurs, sa bouche aussi, on dirait qu’elle rigole intérieurement, heureuse, insouciante, sans savoir ce que la guerre allait lui faire subir.
Du visage que j’ai réellement vu, je me souviens surtout du gris profond et légèrement triste de ses iris.
Elle était drôle et raisonnait à l’envers, d’où cette forme de sagesse qu’elle incarnait, et cette parole entendue en famille : « toi tu étudies la philosophie, mais la philosophe, c’est elle ! ».
Quand j’ai lu le Phédon, à la fin, j’ai pleuré pendant des heures, cela ne m’était jamais arrivé en lisant un livre, exactement comme les femmes auprès de Socrate, dont il se moque gentiment, lui, allongé, commentant les effets de la cigüe sur son corps, elle se répand depuis ses pieds, dans les jambes, dans le ventre, bientôt jusqu’à la tête, Socrate sent la paralysie arriver, monter, monter, et il joue avec son drap, une partie de cache-cache, comique, tandis qu’il agonise, il parle, indifférent à la mort qui le gagne, c’est lui qui rassure et console les autres, le visage souriant jusqu’au dernier moment : celui de ma grand-mère à la plage.