J’ai ouvert ma fenêtre sur une aube d’été. La promesse de l’amandier s’est réalisée en fruits oblongues d’un vert velouté et tendre qui se distinguent mal du feuillage mais que l’on devine aux courbures des branches par endroits. La colline éclairée se découpe sur un ciel luminescent sans tapage, d’un bleu pâle, que mes yeux peuplent de scintillements. Le grand chêne est chapeauté de lumière tandis que la petite table ronde en fer reste dans l’ombre encore, attendant que les arbres les plus grands viennent l’attirer dans la ronde de soleil. Tout à l’heure, les cigales peupleront de leur chant frotté et entêtant ce jour qui commence à peine ; bientôt, la chaleur écrasera les reliefs tandis qu’une mouche bourdonnera autour de ton verre posé sur la petite table en fer.
Écoute la nature ce matin. Pas un bruit, pas un souffle. Assieds-toi à la petite table en fer et respire. Des nuages s’effilochent dans un rougeoiement apaisant. Le temps semble s’être arrêté sur une image où se joue un camaïeu de verts. Le vert foncé du grand chêne qui dresse ses branches dans un lacis immuable, le vert de l’arbousier qui se mêle à des nuances de jaune, le vert soyeux de l’amandier, le vert profond de la forêt au loin, le vert rayonnant des étoiles de dracénas, le vert-bleu des arbustes dont j’ai oublié le nom, tant de verts qui épuisent la palette du peintre et forcent la langue jusqu’à l’indicible. Écoute le battement d’une nature silencieuse. Surprend l’oiseau qui volette au hasard et se pose à peine sur une branche esseulée au loin. Emplis tes poumons de fraîcheur, touche du regard la petite table ronde encore glacée.
Avez-vous déjà senti le pétrichor ? C’est cette odeur que la terre exhale après la pluie, une odeur pétrie de feuillage mouillé, d’humus gorgé d’eau, une odeur de vie invisible qui coule en moi et gonfle mes poumons. L’humidité m’enveloppe tandis que mes pieds s’enfoncent mollement dans un tapis de feuilles de chêne à la couleur mordorée. C’est alors que la frontière s’abolit entre la nature et mon corps. Le paysage, comme rincé, décline des tons de gris tandis que la pureté du bleu au-dessus est si acérée ; la petite table miroite, cernée par des flaques qui se dessinent au sol. Des torrents de boue continuent de dévaler la pente pour rejoindre la forêt dans un fracas liquide. Les branches des arbres comme des arbustes peinent à retrouver leur flamboyant sous le poids de l’eau qui ruisselle encore. Le paysage est devenu liquide, c’est un linge qu’on essore.
Il a neigé la nuit dernière. C’est assez rare ici pour que l’émerveillement accompagne l’épiphanie du blanc. La petite table en fer est recouverte d’une couche blanche épaisse, qui étonne par sa perfection circulaire. De petits cônes blancs de mica partout sur les branches des arbres, sur les feuilles les plus larges du chêne. Et ce silence absolu, feutré, d’une douceur qu’on aimerait caresser. Le froid pique la peau tandis que les pieds s’enfoncent dans la virginité d’un craquement blanc. Des brises éphémères égrènent les perles de neige juste posées sur les branches dans des rideaux poudreux qui voilent la forêt. Au loin on distingue cependant, image inespérée, les sauts légers de biches qui s’éloignent.
La lune éclaire le paysage désormais où l’œil ne distingue que des reflets de feuilles, des ombres. La silhouette du grand chêne se devine au loin tandis que la forêt a perdu ses nuances dans une obscurité ténébreuse. La petite table est devenue presque noire et se fond avec le sol. Mais la nuit n’est pas silencieuse. Elle est peuplée du crissement des grillons et déchirée par moments d’un cri en deux salves, peut-être une chouette. La nuit, l’œil privé de lumière cède la place à l’odorat ou bien est-ce l’humidité qui exhausse les parfums de la nuit ? Des perles d’eau volatiles transportent les effluves capiteux de la belle de nuit qui se mêlent à la fraîcheur caressante. Le monde est apaisé. Je me laisse respirer. Simplement.
J’ai beaucoup aimé l’atmosphère qui se dégage de ce texte. Et la magie aussi « la promesse de l’amandier », « forcent la langue jusqu’à l’indicible », « Le paysage est devenu liquide, c’est un linge qu’on essore. » Que de beaux frissons
Merci Rebecca ! j’ai essayé de traduire quelques impressions fugitives.