Ils sont en bas des escaliers. Elle comprend à la main qu’il a posée sur la rampe qu’il n’a pas l’intention d’aller plus loin, qu’il compte la laisser traverser seule le couloir, jusqu’à la porte qu’elle fermera une dernière fois. Elle lui a déjà souhaité bonne chance. Il a déjà remercié. Elle ajoute un dernier conseil, comme le bonbon laissé sur la soucoupe avec l’addition : n’hésite pas à demander plus de feuilles de brouillon ; l’idéal c’est une pour chaque partie et une pour l’intro et la conclusion. Sans ouvrir la bouche il acquiesce. Mais ne bouge pas. Elle n’ose pas demander l’argent. Est-ce qu’il sait que ses parents la paient pour les cours de français qu’elle lui a donnés, pendant deux mois ?
Elle entend la mère qui bavarde avec une amie, ou plusieurs, dans le jardin.
— Est-ce que tu peux demander à ta mère de venir ?
— Euh… oui.
Elle perçoit, derrière la lassitude et l’incompréhension du garçon, une pointe d’inquiétude. Il craint peut-être qu’elle dise à sa mère qu’il n’a pas assez révisé, ou qu’il a fait tomber un paquet cigarettes quand il a sorti son classeur de français de son sac…
— J’ai quelque chose à lui demander, le rassure-t-elle.
La mère arrive, chemise large ouverte sur un maillot de bain, lunettes de soleil à la main, sourire agacé :
— Oui, Manon, vous vouliez me dire quelque chose ?
— Ben, voilà, on a terminé. Je vais y aller. Je pense que Louis est au point pour le bac.
— Très bien. Merci.
— Et… Je… Je voulais savoir si vous préfériez me payer en liquide ou par virement. Je peux vous donner mon RIB.
— Ah mais non ! Mon mari a préparé l’enveloppe hier ! Louis, tu n’as pas donné à Manon sa petite enveloppe ? Papa t’a bien dit hier : l’enveloppe, sur son secrétaire… Oh ! Je suis désolée.
Elle monte les escaliers d’un pas vif et appuyé, les semelles en cordes de ses espadrilles compensées claquant lourdement son exaspération sur chaque marche. Louis en profite pour s’esquiver dans la cuisine. Manon bafouille que ce n’est pas grave, qu’il n’y a pas de souci.
La mère lui tend une enveloppe. Manon la remercie. Elle n’ose pas regarder le contenu. Ils se sont mis d’accord sur un prix pour les cours et sur un autre pour les explications de textes qu’elle avait dû préparer elle-même chez elle, parce que la prof de français avait été absente et n’avait pas pu terminer le programme. Ils avaient dit douze euros l’heure de travail. Mais elle ne leur avait pas encore dit combien de temps elle y avait passé. Comment avaient-ils calculé ?
La mère attend qu’elle parte, lui lance un sourire significatif. Manon ne trouve pas les mots, mais elle se déteste de se sentir aussi gênée, ensorcelée par l’injustifiable assurance bourgeoise de cette famille. Elle n’ose pas parler mais sait déjà qu’elle n’osera pas non plus raconter cette scène à ses amis.
— J’espère que Louis aura une bonne note. En tout cas, on a bien préparé les cinq textes de Colette que son enseignante n’avait pas traités en classe. C’était du travail, j’y ai passé du temps, mais… je suis assez fière de moi ! tente-t-elle sur le ton de l’humour.
— Oui, espérons… C’est tout de même scandaleux que les parents aient à pallier eux-mêmes les manquements de l’Éducation Nationale… C’est un coût pour nous, vous savez, et un préjudice réel pour les enfants parce que, malgré toute votre bonne volonté et toute la sympathie que vous m’inspirez, il est bien évident qu’une étudiante en lettres n’est pas en mesure de se substituer à une prof expérimentée…
Il est temps qu’elle parte maintenant. Elles sont arrivées au bout du couloir. La mère a ouvert la porte. Elle regarde Manon avec un sourire coagulé. Elle a du rouge à lèvres sur une incisive. Elle ne la raccompagne pas à l’arrêt de bus, son maillot de bain est mouillé et son mari, avec sa voiture, il ne rigole pas, vous comprenez ? Manon comprend : elle est toujours allée à pied à l’arrêt de bus. Elle attend de quitter l’allée et d’avoir tourné dans la rue pour ouvrir l’enveloppe, compter les billets. Ce n’est pas long. Elle a envie d’en faire une boule et de la balancer par-dessus la haie dans leur piscine. Elle en a envie, mais elle a besoin de cet argent. Alors elle glisse les billets dans son portefeuille et l’enveloppe dans son sac.