écopoétique #02 | La nudité du vent

Monsieur Lorigo est un homme d’une cinquantaine d’années. Il habite à Paris et se passionne pour les objets. Afin de faire de la place dans ses tiroirs, il nous a dit qu’il venait de jeter les photos de sa dernière petite amie. Ça fait longtemps qu’elle l’a quitté donc, il y a prescription. Notre ami trouvera bien un petit quelque chose à mettre à la place à l’intérieur de la boite qui contenait les photos. Dans son appartement de trois pièces, Séba comme il nous a autorisés à le nommer, collectionne tout ce qui s’achète. Peu de temps après le début de sa marotte comme il l’appelle, il a décidé de se débarrasser de sa bibliothèque. Cette dernière ne se constituait que de magazines et d’un tas impressionnant de publicités en tout genre, mais tout de même.

Sébastien dit Séba Lorigo : Je suis tombé dedans dans les années quatre-vingt, je venais d’entrer à la poste comme chargé de clientèle, j’avais 22 ans. Au début, je voulais fonder une famille, mais, à vrai dire, je me suis vite rendu compte que c’était passablement onéreux.
L’homme semble un peu gêné par notre silence. Il saute d’un pied à l’autre frénétiquement, un long regard sur ses boîtes l’apaise.
Sébastien dit Séba Lorigo :… plus tard, j’ai trouvé l’argument parfait : faire de la place sur la planète. À bas la pollution !
L’homme est tout sourire.
Une page de pub.
Nous nous retrouvons de nouveau chez Séba Lorigo. Monsieur Lorigo est un passionné du matériel. Nous pénétrons un peu plus chez lui et là, c’est la grande surprise. Toutes les pièces regorgent avec ce que l’on pourrait estimer comme étant le contenu d’un magasin. De l’électroménager en passant par l’électronique, tout y est, les derniers ordinateurs, tout juste déballés. On peut dire que c’est une vraie caverne d’Ali Baba. Devant notre questionnement quant à l’agencement de son appartement qui ne laisse pas d’ambiguïté sur le fait qu’entre la partie occupée par les objets et la partie occupée par l’humain, ce sont les objets qui sont les véritables propriétaires de l’appartement. Lorigo a une réponse toute simple.
Sébastien dit Séba Lorigo : Oui, mais c’est à moi tout ça.
Il commence à transpirer parce que nous sommes un tout petit peu étonnés, car la quasi totalité de ces objets ne sont pas sortis de leur emballage. Lorigo répète.
Sébastien dit Séba Lorigo : C’est à moi !
Devant nos regards qui se croisent, perplexes, tralalalère. On a eu la même idée avec mon caméraman.
« Chiche, on lui demande de nous montrer les factures ? Parce que là, euh, ça fait un tout petit peu receleur, a-t-on pensé à l’unisson. »
Et comme si Lorigo avait lu dans nos pensées. Comme un courant d’air, il dégaine une télécommande, la presse, et la lumière s’éteint.
Merde ! Ça, on l’a dit tout haut ! J’ai même ajouté : bon sang !
Sébastien dit Séba Lorigo : Zut ! Attendez, tout va bien se passer ! Voilà !
Une lumière circulaire sortie de nulle part l’entoure. Il se retourne ouvre un placard et en sort un dossier. Il a les yeux comme dans les dessins animés, il semble amoureux. Il ouvre le dossier et nous débite pendant cinq minutes en nous montrant les preuves, le prix de chacun des éléments. Il a un ton tellement impérieux qu’on a l’impression de se faire rappeler, devant toute une classe hilare de gamins morveux de sixième, par un professeur en roue libre la table de 5.

5×1 : 5 ! Je sais !

Sébastien dit Séba Lorigo : Voilà, la copie de toutes les preuves d’achats que je viens d’envoyer sur vos portables.
Et là, après avoir balancé dans le placard le classeur, une transition sortie de nulle part.
Lorigo se met à danser dans tout l’appartement. Forcément, comme il ne peut pas entrer dans les pièces, car elles crachent des paquets d’objets qui lui bloque l’accès, dans un tcha tchatcha endiablé, Lorigo saisit des paquets contenant des ordinateurs, des lumières, des robots, des téléphones portables en nous les montrant avec une joie qu’il est difficile de décrire. Quel manutentionnaire tout de même ! Pendant cinq minutes, il danse, comme s’il portait des plumes.
Ah franchement, c’était un vrai spectacle avec les jeux de lumière qu’il faut, à la fin, nous sommes vidés, mais on est bien forcé d’applaudir et finalement, après deux rappels, il arrête. Essoufflé, Lorigo transpire, il ôte un petit tabouret du placard, s’affale, et s’allume une clope, comme un mec dirons-nous normal.
À partir de ce moment-là, sans nous consulter, nous avons jugé opportun de remballer notre matériel et de quitter sur le champ l’appartement de Lorigo, sans même le regarder. On a dévalé l’escalier et embarqué fissa dans notre camionnette.
C’est bête hein ? J’avoue, je pouvais pas m’empêcher de regarder dans les rétroviseurs. Ce soir-là devant un bon whisky de 70 ans d’âge, on a commencé à relâcher la pression. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas ri autant, ça te soude une équipe, non vraiment.
Lorigo entend la porte se fermer, il respire profondément. Il abaisse le disjoncteur et son logis plonge dans la quasi-obscurité, ses pupilles s’agrandissent, il goûte la lumière de la lune, de la ville. Il se rend dans chaque pièce et démonte, calmement en respirant profondément, il a tout son temps, certaines des boites sensées contenir des objets. Quand il a fini, il range le tas de packaging restant dans le placard. Quelque temps plus tard, dans l’appartement une petite musique s’est infiltrée, c’est comme un souvenir de jazz et de classique, le même que lors d’un voyage sur une très très longue route dégagée, libre de toute circulation. Les pièces dont les cartons dévoraient l’espace sont totalement vierges, fenêtres béantes, d’une géométrie parfaite, illuminées par l’éclairage qui s’infiltre de l’extérieur. L’appartement est totalement nu. Un Lorigo sans chaussures extrait du placard un petit tapis et une petite couverture qu’il installe devant la fenêtre de son salon, il ouvre grand. Le son de la ville envahit totalement son appartement, les bruits s’engouffrent avec le froid de ce mois de décembre, se mélangent dans un courant d’air malicieux. La nouvelle version de lui-même s’assoit sur son tapis, tire de sa poche des petits cailloux et une lettre manuscrite, précieuse dans sa main délicate. À côté d’une phrase, des dessins maladroits et empreints d’affections représentent une femme.
Renata, J’ai compris.
Lorigo pose la lettre devant lui et y dépose les petits cailloux. Il se libère de tous ses vêtements, s’assoit sur le tapis et regarde l’horizon, la ville, le ciel, la lune, et plus loin encore. Lorigo a les yeux figés, il murmure inlassablement pendant que le vent du nord règne sans partage dans son appartement.

Laisser un commentaire