Si on n’y prenait pas garde, si on cessait d’être vigie, si on perdait le contrôle des muscles, les faciaux et les profonds qui les maintenaient bien tendus alors c’était une évidence, la peau se déchirerait, se distordrait dans une grimace gémissante, dans la laideur atroce d’un effondrement soudain, libérant, béance flasque, la couche pachyderme. Un visage de gélatine, une masse brouillée et flageolante qui tenterait de s’imposer, de pousser par le dedans ce masque que l’on aurait mis tant d’années à se composer, cette tête potable de brave type ou bonne femme, ce sourire en ciment, cette dentition parfaite et ces bonnes grosses joues pleines de santé qui tiraient le reste vers le haut. Cette apparente bonhomie qui faisait dire à la ronde qu’on était quelqu’un de bien, de tranquille et d’acceptable, une personne de confiance, conciliante et plutôt gaie qui ne manquait pas d’humour mais savait aussi écouter.
Est-ce moi, est-ce une autre qui brille à travers moi, à travers les strates de l’âge, à travers les années brouillonnes quand je fuyais son ombre et le poids sur mes pas et masquais mon visage de peur de me confondre ?
Le 8 octobre 2004,
F. a coulé mon masque aujourd’hui. Je n’aurais pas supporté que quelqu’un d’autre le fasse. J’ai trouvé ça éprouvant. D’abord l’enfermement total en moi-même sans plus rien voir ni sentir et ma bouche qui ne pouvait pas arrêter de sourire même dans l’obscurité du plâtre frais… surtout ça… ma bouche qui n’abandonne jamais le combat : jusque dans l’incognito faire face, quelle misère ! F. me parlait continuellement, elle tentait de me rassurer, je pouvais toujours l’écouter et oublier ma peur. Mais il n’en a pas été ainsi : trop à l’affût de ce que ça allait me faire… J’avais beau savoir que le noir absolu ne durerait qu’un moment, mon cœur s’est emballé et ma respiration s’est faite pressée. Il a fallu qu’elle l’arrache avant qu’il ait fini de sécher. Malgré l’huile d’amande douce, ma peau m’a tiré fort comme après un masque d’argile qu’on craquèle à la force des zygomatiques. Pour le plaisir des écailles qui tombent et de la mue qui s’annonce. J’ai senti tout mon duvet qui s’extirpait de ma figure en même temps que le souffle et la lumière se rejoignaient. J’ai ouvert les yeux, ourlés de blanc sûrement. Ce qui transpirait de l’intérieur du masque n’était pas moi. Je ne me suis pas reconnue. Ce n’était pas moi. C’était le visage de ma mère. Ou plutôt, l’esprit d’un visage qui aurait pu être elle et sa propre mère en même temps, et probablement aussi la mère de sa mère… J’aurais pu remonter comme ça les générations entières des femmes avant moi et m’y perdre. Je ne m’y retrouvais pas. F. m’a tendu l’objet que j’ai hésité à prendre, j’avais la sensation de l’avoir dérobé avec violence à quelqu’un d’autre, de regarder par le trou d’une serrure une intimité inconnue. Il ne m’appartenait pas. Elle m’a dit qu’il ne fallait pas le regarder en face, c’était dedans qui nous intéressait. L’extérieur servirait de support qu’il fallait renforcer et ensuite au pinceau, badigeonner délicatement l’intérieur de couches successives de silicone liquide. J’ai eu la vision d’un masque mortuaire, d’une essence figée dans une ambre traitresse, et j’ai dit que je ne l’aimais pas. F. s’est mise à rire. Elle trouve que je me pose trop de questions. J’ai posé le visage à l’envers sur la table. J’ai pu respirer mieux.
Ce n’est pas moi que tu regardes. Ce sont mes vieux enthousiasmes, la fraicheur de mes vingt ans. Ce sont mes cascades de rires, mon énergie à toute épreuve, mes pieds nus qui dansent le sol et mes jupes à volants qui ruissellent. Tu ne vois pas que je m’affaisse ? Que tu convoques des fantômes ? Tu ne vois pas les rides, le blanc dans mes cheveux, le découragement qui a zébré mes yeux, l’ombre sous mes paupières et la lourdeur des jours qui traversent ma peau ? C’est une idée que tu contemples dans une ferveur qui m’inquiète. Regarde-moi. Ne me vois pas. Je crains ce jour et j’y aspire.
Voilà un texte qui demande une suite ! Et qui, ça tombe bien, colle parfaitement avec la proposition suivante, les « celle qui… » Grand plaisir à te / vous, lire, et vraiment une curiosité pour ce qui pourrait venir ensuite.
Merci beaucoup Juliette. Grand plaisir à te lire aussi de temps en temps, en sauts de puce, au hasard des dérives (mais pas si tôt dans la nuit !!). A bientôt pour la suite..
Cette histoire de masque… bien vu ! Me rappelle une expo à Arles, tout récemment, un travail de vidéaste-plasticienne à partir de moules de visages traités à l’eau, au plâtre, à la cendre, etc. et censés capter quelque chose du passage de la vie à la mort…
bienvenue à bord ! chouette prise d’écriture, ne pas hésiter à la laisser proliférer par bribes et fragments formellement disjoints, l’idée c’est d’attraper une matière formellement hétérogène, élargir le spectre ! Probablement que ce « F » reviendra…
Merci pour cet accueil..Proliférons donc !
oui j’aime aussi beaucoup l’idée du masque, c’est très intense comme rapport au visage, et cette irruption des générations précédentes, bien vu!